Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
monts-forts. Il aviva les rivalités entre les chefs des grandes familles, afin de se ménager des prétextes de les réprimer et de réduire leurs prérogatives. Il tint le clergé à l'écart des affaires, usa envers lui de formes respectueuses, mais ne laissa échapper aucune occasion de discréditer ses principaux membres par une indulgence dédaigneuse. Lorsqu'il crut avoir gagné le peuple, il résolut de déposséder ouvertement la noblesse et inaugura cette politique par un ban resté célèbre, qui a fait donner à la dynastie de Gouangoul et d'Ali-le-Grand le nom de dynastie de Gouksa. Ce ban était ainsi conçu:
«Entends, pays, entends, entends! Que l'épée décide contre les ennemis de notre maître! La terre est à Dieu; l'homme n'en saurait être qu'usufruitier. Il la féconde par ses efforts; il passe; la terre l'engloutit et reverdit au soleil. Qu'est-ce qu'un propriétaire dont l'objet est plus fort que lui? Détenteurs de terres nobles et tenanciers de fiefs, il n'y a pas de droit de suzeraineté héréditaire. Dieu le donne à qui il lui convient; il me l'a donné, à moi, Gouksa! Je suis le seigneur du sol: toute terre relève de moi, et c'est moi seul qui la dispense à mon gré! Femmes nobles et seigneurs, tenanciers de fiefs, présentez-vous; je confère rang et investiture! Que ceux qui ne m'aiment pas s'éloignent dès cette heure! Laboureurs, labourez; trafiquants, continuez votre trafic. C'est moi qui suis votre droit et votre force! Hommes et femmes nobles, cavaliers et gens de guerre, venez vous ranger autour de moi!»
On comprend difficilement que Gouksa ait osé proclamer ainsi par ban, en Bégamdir, où sa puissance n'avait aucune racine, et où les populations étaient encore frémissantes, que le droit de propriété était révocable. Mais que ne peut-on pas faire d'un peuple divisé! Gouksa avait eu soin de faire répandre la croyance qu'une certaine classe de propriétaires faisait seule obstacle à la bonne administration de ses États et au bonheur régulier des cultivateurs, et que ses sujets seraient heureux, le jour où ils deviendraient tous égaux devant lui. Cette classe se composait des propriétaires de terres allodiales, nobles ou roturières, parmi lesquelles les unes étaient censables, les autres censéables. Ces propriétaires formaient la classe la plus indépendante de la nation et la plus nombreuse après celle des laboureurs, dont ils partageaient les préoccupations et les intérêts, et dont souvent même ils épousaient les filles. Malgré le droit d'aînesse, l'admission de plus en plus fréquente de la femme à l'héritage territorial tendait à restreindre leurs héritages, et, par la modicité croissante de leur fortune, à les faire rentrer dans la catégorie des paysans, à la circonstance près que leurs terres restaient allodiales, quelquefois même saliques. Cet état de choses leur donnait sur le paysan une influence qui leur permettait de l'entraîner à résister avec eux aux exactions des seigneurs de grands fiefs que les empiétements des Atsés avaient rendus amovibles, et qui, depuis la chute du trône, tenant leur investiture annuelle des Dedjazmatchs, étaient devenus les instruments de leurs maltôtes. D'autre part, ils étaient les meilleurs soldats des Dedjazmatchs et Polémarques; la plupart servaient quelques années, ne fût-ce que pour acquérir l'expérience des affaires et ce relief que confère aux yeux du peuple la qualité d'ancien militaire; beaucoup vivaient dans les cours des Dedjazmatchs, où ils occupaient les plus grandes charges. Depuis la chute de l'Empire, cette classe d'hommes qui formait comme le cœur de la nation, a fourni un grand nombre de chefs de guerre célèbres et de Polémarques. En assimilant leurs terres allodiales aux terres de fiefs amovibles, Gouksa augmentait ses revenus d'un chiffre considérable et brisait la dernière et la plus redoutable résistance que le Bégamdir pût opposer à la domination d'une famille impatiemment supportée, surtout à cause de son origine et de ses traditions musulmanes.
Le paysan applaudit: il ne sentait pas encore que cette mesure égalitaire empirait sa situation, puisqu'elle lui enlevait ses derniers défenseurs, qui allaient naturellement grossir le nombre de ses tyrans, les anciens titulaires de grands fiefs dont les Atsés et les Polémarques avaient déjà fait des exacteurs en rendant leur existence précaire. Ces derniers représentants de la véritable
Weitere Kostenlose Bücher