Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
propre aveu, avait contribué puissamment, par ses erreurs et son indiscipline, à disloquer l'Empire; mais la catastrophe accomplie, il reprit le sens de sa haute mission. Frappé dans ses richesses, devenues excessives, il se réfugia dans son domaine transterrestre, combattit toutes les injustices par ses anathèmes et se rangea résolument du côté des opprimés.
L'insécurité étant devenue générale, les populations s'habituèrent à déposer leurs valeurs mobilières dans les monts-forts, dans les cavernes fortifiées et surtout dans les villes et bourgs dont les églises jouissaient du droit d'asile, et où se réfugiaient aussi, dans les moments les plus difficiles, les femmes, les enfants, les vieillards et les infirmes des campagnes. Ces asiles, sans remparts, sans garnison, et d'accès facile, n'avaient, pour gardien et défenseur, que le clergé de la paroisse, présidé par un abbé que nommait le Dedjazmatch. Ils servirent de dernier abri au droit, à l'enseignement, à l'industrie et au commerce; les foires et marchés hebdomadaires ne se tinrent plus que dans leur enceinte, sous la juridiction de l'abbé, laquelle s'étendait sur tout homme ayant posé le pied en deçà des limites de l'asile et couvrait également la personne du faible, de l'opprimé, du malfaiteur et du criminel. Cet état de choses, qui subsiste encore aujourd'hui, mettait souvent en présence les abbés et les puissants du dehors; le droit d'hébergement exercé par les soldats du Polémarque de la province, les dépôts de légalité contestable, les délinquants de toutes sortes, les meurtriers, les déserteurs ou les transfuges donnaient souvent lieu, de la part des chefs militaires, à des réclamations contre la juridiction cléricale. L'abbé et son clergé n'avaient à opposer à leurs prétentions que des armes spirituelles, et les représentations faites au nom du droit, de la légalité et de l'opinion publique. En général, ces ecclésiastiques se faisaient maltraiter, parfois même tuer, plutôt que de livrer ce qu'on leur demandait: ils s'écriaient: «Vouons nos corps au tranchant de l'épée!» En sa qualité de suzerain de l'abbé, le Dedjazmatch décidait de la légalité de ces réclamations, qu'il avait quelquefois provoquées lui-même indirectement. L'abbé, accompagné de son clergé et muni des emblèmes du culte, comparaissait devant la cour de son suzerain, défendait ses droits, et il n'était pas rare que, tournant son accusation contre son suzerain lui-même, il le sommât de descendre de son siége pour ester en justice. Celui-ci nommait alors un mandataire, remontait sur son alga et chargeait un de ses soldats de conduire les parties à Gondar, devant le tribunal des Likaontes. J'ai plus d'une fois assisté à des débats de cette nature; j'ai vu ces gens d'Église, faibles et sans armes au milieu d'hommes de guerre, plaider au nom du droit, flétrir les convoitises menaçantes de la soldatesque qui les entourait, invoquer éloquemment la réprobation contre de puissants adversaires, et les amener à désavouer eux-mêmes cette force qui faisait leur orgueil.
Dans les cas de violation manifeste d'un asile, le clergé régulier s'émouvait; les religieux les plus vénérés quittaient leurs solitudes, rassemblaient le clergé des paroisses, allaient dans les camps, et généralement ils obtenaient justice. Lorsque le vrai coupable était le Dedjazmatch, ils l'amenaient à résipiscence, sinon ils l'excommuniaient, menaçaient ses serviteurs de l'anathème, s'ils continuaient à le servir, mettaient la province en interdit, et, secourus par les religieux des provinces voisines, soulevaient contre lui la réprobation nationale. Les cas les plus dangereux, heureusement peu communs, étaient ceux où quelques-unes de ces bandes de soldats, passant du service d'un Dedjazmatch à celui d'un autre, recevaient l'hospitalité pour une nuit, et faisaient naître quelque prétexte pour piller les citadins. Les religieux sommaient alors le Polémarque de la province, sous peine d'excommunication, de poursuivre les violateurs, et enjoignaient à tout chrétien de leur refuser l'eau, le feu, la nourriture, l'abri, et de désigner le chemin qu'ils avaient pris. Pour éviter de périr par le fer, les coupables se dispersaient ordinairement devant l'animadversion générale. Justice faite, ces ermites, parmi lesquels on voyait souvent la personnification héroïque des vertus chrétiennes et de la conscience
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