Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
un usurpateur des droits de son frère Meurso, l'enfant légitime du Dedjadj Haïlo; il en est de même de presque tous nos Princes, autant de coqueplumets, de goguelus, d'impudents bouchers; ils coupent, ils rognent, ils taillent le pays et les hommes, et ils appellent ça gouverner. De temps à autre, j'éclate, je dis à tous leurs vérités; ils s'entreregardent, rient en se reconnaissant, et l'instant d'après, retournent à leurs sottises de plus belle, en disant: «Comme cet Atskou est intéressant! L'avez-vous entendu aujourd'hui?» Que veux-tu, c'est inutile de s'échauffer la bile; il faut subir le ton du pays où l'on vit. Pour le moment, il s'agit de te prémunir contre les avanies; concilie-toi le bon vouloir du Ras, cela en imposera aux pillards. Quant à moi, je suis sans crédit, mon fils; je te serais plutôt nuisible, puisque je représente la loi et le droit. Au commencement de ton séjour, je pouvais te servir de protecteur; on te prenait pour un Turc ou pour quelque Égyptien sans conséquence; aujourd'hui, l'on parle de toi autrement; et si quelque bandit de haut parage te voulait du mal, je ne pourrais que partager ton sort.
L'espoir de quitter Gondar avec la caravane pour l'Innarya m'avait fait négliger ces sages avis; mes deux dernières aventures me décidèrent à les suivre, d'autant plus que, mon séjour se prolongeant, mon abstention devenait de plus en plus désobligeante pour le Ras. Le Lik Atskou, tout joyeux, résolut de m'accompagner à Dabra-Tabor, où le Ras et sa mère tenaient leur cour; depuis quatre ou cinq ans, il s'était abstenu de leur faire la visite annuelle que tout fonctionnaire ou client doit à son seigneur.
—Cette fois, dit-il, je leur dirai que c'est ma visite de congé, car je ne peux tarder à être recueilli auprès de mes pères.
Depuis quelques années, toute la politique de la haute Éthiopie reposait principalement sur deux personnages: la Waïzoro Manann et le Dedjadj Oubié.
La Waïzoro Manann ayant perdu son mari, le Dedjadj Aloula, pendant la première enfance de leur fils Ali, vivait dans un état voisin de la gêne, lorsqu'à la mort du Ras Marié, de la famille de Gouksa, tué dans une bataille en Tegraïe, Ali, son héritier légitime, fut proclamé Ras par les grands feudataires; et comme il n'avait que treize ans, il fut soumis à un conseil de régence, sous la direction du Dedjadj Ahmédé, Polémarque du Wora-Himano et parent de la Waïzoro; mais cette dernière sut, par ses manœuvres, désunir le conseil et s'arroger l'autorité souveraine, au nom de son fils. En quelques circonstances, les membres du conseil se concertaient encore; leur opposition prévalait rarement, mais servait du moins à tempérer le pouvoir de la vindicative usurpatrice. Peu après l'avénement de son fils, elle prit pour époux le Dedjadj Sahalou, Polémarque sans importance, mais cité pour la distinction de ses manières et son esprit conciliateur; elle en avait eu trois enfants et venait de le perdre. Cupide, avare, astucieuse, violente, ambitieuse, despote, vaniteuse et coquette, elle passait pour ne reculer devant aucun moyen; on l'accusait même d'avoir donné à son fils Ali des breuvages magiques, afin de prolonger son enfance intellectuelle.
Ali touchait à sa vingt-deuxième année et n'avait encore manifesté de goût que pour la chasse, le jeu de mail et le jeu de cannes. Exceller à la lutte, au maniement du cheval, au tir à la carabine ou à lancer la javeline, tels avaient été jusqu'alors les meilleurs moyens de s'attirer sa faveur. On le disait intelligent, réfléchi, discret, timide, d'une sobriété, d'une tempérance exceptionnelles, économe, facile à émouvoir à la pitié, et d'une simplicité qui contrastait avec l'ostentation habituelle de sa mère. On craignait qu'il n'inclinât vers l'Islamisme: il comptait plusieurs musulmans dans sa parenté, allait rarement à l'église et affectionnait les locutions et les allures des cavaliers du Wora-Himano, où prévalaient la religion et les mœurs musulmanes. Cependant on espérait encore en lui. Depuis quelques mois, il tenait en personne ses plaids, présidés jusqu'alors par ses officiers, et les opprimés, les cultivateurs surtout, le trouvaient accessible à leurs plaintes. Tous ses sujets désiraient lui voir prendre en main l'exercice du pouvoir; on le savait las de l'impérieuse tutelle de sa mère; mais ses serviteurs les plus dévoués craignaient de le seconder dans ses
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