Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
rendais, mais que je gardais précieusement ma reconnaissance pour leur maître et que je les priais de lui faire agréer ma réponse, n'ayant rien désormais à redouter plus que d'encourir le déplaisir d'un si puissant prince.
En me quittant, ils m'assurèrent que Sahala Sillassé finirait bien par m'attirer en Chawa.
Cependant, je me lassais de mon inaction forcée. Le printemps s'écoulait, et la caravane pour l'Innarya, à laquelle je comptais me joindre, remettait indéfiniment son départ, à cause de certaines rumeurs inquiétantes: le pays se préoccupait de moins en moins, il est vrai, des dangers d'une invasion de troupes égyptiennes, mais quelques princes semblaient se préparer à la guerre.
J'appris un jour que le Dedjadj Gabrou, frère et chef de l'avant-garde du Dedjadj Conefo, venait d'arriver dans sa maison du quartier de l'Itchagué. Il m'envoya un soldat pour me dire de me présenter chez lui; le message, fort laconique du reste, finissait par ces mots: «Sache, ô Turc, qu'il y a à gagner à me servir, car je suis celui qu'on nomme Gabrou.»
Cette forme me parut d'autant plus blessante qu'à Gondar, où l'on ne connaissait des Turcs que leurs vices, l'appellation de Turc passait pour injurieuse.
Je fis répondre évasivement. Bientôt, je reçus un second message moins brutal, puis un troisième; enfin, je vis arriver un homme âgé, à manières conciliantes, chargé de m'amener à la volonté de l'impatient Gabrou. Cet homme me dit que depuis la bataille contre les Turcs, son maître, qui s'y était signalé, croyait que tout étranger au teint pâle devait appartenir à la nation turque; que d'ailleurs, il était malade, jeune, impétueux, et que je devais excuser son inexpérience et l'orgueil bien naturel que lui inspiraient son rang et ses succès militaires.
J'acceptai les explications de ce médiateur et je promis ma visite pour le lendemain.
Dès le matin, Gabrou m'envoya saluer courtoisement; dans l'après-midi, je me présentai et je fus introduit sans attendre. Il était à demi couché sur un alga, au fond d'une pièce obscure, pleine de ses hommes d'armes, debout ou accroupis à terre, et conversant entre eux. Il fit lever d'un signe deux notables assis sur un escabeau, au pied de son alga (lit sans paneaux), me fit asseoir à leur place et se mit à presser mon drogman de questions sur mon compte. Celui-ci, rusé et spirituel musulman, avait le don de se concilier son monde; il intéressa le personnage et me donna l'occasion de l'observer à mon aise.
Le Dedjadj Gabrou pouvait avoir vingt-huit ans; ses traits fins et accentués dénotaient une intelligence vive et se prêtaient merveilleusement, malgré leur sévérité, à un sourire d'un grand charme; son front large et fuyant, son regard mobile et incisif, son cou long et nerveux, ses membres souples et élégants, la mâle brusquerie de ses gestes, tout semblait concorder avec le courage téméraire, la prodigalité, la susceptibilité fantasque, la générosité, les habitudes indisciplinées et les mœurs licencieuses qu'on lui attribuait. Paysans et citadins regardaient son passage comme un fléau; les hommes de marque se garaient de lui; le Ras redoutait sa présence à causes des dures vérités que Gabrou lui avait dites; la Waïzoro Manann ne l'admettait plus chez elle; il était l'épouvantail des femmes et l'idole de la soldatesque. Sa toge défaite laissait à découvert tout le haut de son corps; il était couché sur le côté, la tête appuyée sur sa main; un jeune et beau soldat, étendu en travers, lui tenait lieu de chevet.
Faire d'un homme un traversin, me parut un monstrueux abus d'autorité. Dans la suite, lorsqu'ayant adopté les mœurs des camps, j'eus occasion de me conformer quelquefois à cette coutume, je n'y vis que l'effet d'une bienveillance réciproque, qui confond dans une mâle et passagère intimité les chefs les plus puissants et leurs plus humbles soldats.
Le Dedjazmatch me fit verser un grand verre d'eau-de-vie; mon drogman dut affirmer par serment que je n'en buvais jamais.
—Étrange! étonnant! dit Gabrou; quant à moi, je ne recule devant quoi que ce soit.
Il saisit le verre, le vida d'un trait et se remettant avec peine:
—Voyons, reprit-il, parlons un peu de ma maladie; ces soudards sont mes intimes; on peut tout dire devant eux.
J'eus beau alléguer que je n'étais pas médecin, mes allégations passèrent pour pure modestie; il fallut se résigner à diagnostiquer.
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