La reine du Yangzi
1.
Tous les jours, à midi exactement, au moment où le soleil franchit le méridien de Shanghai, la time ball , une grosse boule d’osier fixée au sommet du sémaphore qui se dresse au bout du quai de France, chute le long de son support à haubans. Elle est suffisamment grosse et le mât assez haut dans le ciel pour être visible à la lunette depuis les bateaux amarrés sur le Huangpu. À bord, les capitaines guettent cet instant précis pour régler leur chronomètre au dixième de seconde près afin de calculer leur longitude une fois qu’ils seront en pleine mer.
Ce moment est l’un des favoris d’Olympe Esparnac. Celui qui justifie, à lui seul, qu’elle vive à Shanghai, à quelques pas du Bund. Il ne dure qu’une seconde et serait parfaitement insignifiant si toute la richesse de la ville, comme une part de celle du monde, n’en dépendait pas. Quand elle n’est pas en train de naviguer sur le Yangzi à bord de l’un de ses bateaux, ou dans son bureau avec un client, elle arrête un rickshaw sur le quai de France et file jusqu’à la limite de la concession française et de l’ international settlement , au pied du sémaphore. Et chaque fois, elle s’émerveille de l’ingénieux système mis au point par les jésuites de Zi Ka Wei qui commandent à distance, par un simple fil électrique depuis leurobservatoire, la chute d’une boule d’osier capable de donner aux marins la donnée la plus immatérielle dont ils ont besoin, le temps.
En se postant là, au pied de la Signal Tower , comme l’appellent les Anglais, pour voir la time ball glisser le long de son mât, Olympe accomplit une sorte de rituel. Elle vient se souvenir que, parmi tous ces vapeurs et ces jonques amarrés sur le fleuve, certains lui appartiennent et qu’elle en est la responsable. De combien d’hommes et de femmes est-elle ainsi comptable? se demande-t-elle une fois de plus en retournant au siège de la Compagnie du Yangzi. Le soleil d’octobre peine à la réchauffer. Malgré le léger manteau dont elle s’est enveloppée, Olympe sent l’humidité remonter du fleuve. Les abondantes pluies de l’été sont passées, mais elles ont laissé derrière elles une atmosphère imprégnée d’eau qui enveloppe encore la ville. Dès qu’elle entre dans son bureau, le plaisir de s’installer dans son fauteuil directorial efface ses derniers frissons.
Pour rien au monde, elle n’accepterait d’en changer. Année après année, il est devenu si inconfortable, son cuir si éraflé et ses pieds si branlants que sa secrétaire la harcèle pour en acheter un autre. Sans parler de son directeur administratif, un Chinois qui se veut plus européen que les Européens mais qui admet mal que sa patronne accepte encore de s’asseoir dans un fauteuil indigne de son rang. Encore cette stupide question de face, s’amuse Olympe. Ce siège, elle le conservera jusqu’à ce qu’il s’écroule, parce que c’est celui de Charles. Une relique qui lui rappelle qu’il a connu là ses plus belles intuitions, bâti sa fortune, combattu ses concurrents, tenté de les sauver de la ruine.
Quand elle s’y assied, elle croit ressentir les émotions dont le fauteuil usé garde encore la mémoire. À moins que ce ne soient les mânes de Charles, dont elle perçoittoujours la présence invisible derrière son épaule, qui lui transmettent cette énergie vivante dont elle se nourrit jour après jour. Ou l’atmosphère de ce bureau, inchangé depuis sa mort, toujours imprégnée de ce mélange d’ambre, d’encens, de vieux cuir qui était le parfum de son mari. Elle n’a rien voulu y modifier. Non pour cultiver le culte morbide du souvenir mais, au contraire, pour démontrer aux clients de la French Company , comme les Anglais l’appellent, la continuité de la société. Dans la bibliothèque, les livres sont restés à la même place. Les cartes des côtes du Zhejiang, du Jiangsu et de l’estuaire du Yangzi sont toujours fixées aux murs à côté des paysages de Hua Yen. Les maquettes de tous les bateaux, jonques et steamers de la Compagnie du Yangzi depuis l’origine sont rangées sur la longue console en bois qui occupe le mur du fond. La fine pierre de rêve de Charles suggère toujours son paysage fantasmagorique à qui la contemple. Seule concession à la modernité, le lustre et les lampes électriques ont remplacé l’éclairage au gaz depuis 1882.
Dix ans plus tard, diriger la
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