Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
nuitamment avec sa cavalerie, avait surpris Dabra Tabor et emmené la Waïzoro Manann, prisonnière. On parlait aussi de la rébellion du Dedjadj Conefo, et les Gondariens n'osaient plus sortir de la ville. Pour dissiper ces alarmes, le Kantiba ou Gouverneur publia un ban, par lequel il menaçait de sévir contre les propagateurs de fausses nouvelles, et annonçait que le Dedjadj Guoscho, après trois jours passés à Dabra Tabor, avait rejoint son armée à Wanzagué et rentrait en Gojam.
Peu après, la ville fut encore mise en émoi par l'arrivée du Lidj Dori, fils du Dedjadj Guoscho, escorté d'une bande de 1,500 hommes. Ce jeune prince m'envoya saluer. Je me rendis aussitôt à l'église de Saint Tekla-Haïmanote, dans l'enceinte de laquelle on avait dressé une belle tente pour le recevoir.
Le Lidj Dori, âgé d'environ vingt ans, avait les traits d'une grande pureté, mais son regard atone et l'expression d'imbécillité de sa bouche faisaient peine à voir. Des ecclésiastiques gojamites qui l'accompagnaient parlaient pour lui; il comprenait, dit-on, mais ne répondait que rarement. Les notables s'empressèrent d'aller le saluer et de lui offrir des cadeaux en pains, hydromel et comestibles de toutes sortes. À peine rentré chez moi, je reçus de sa part deux cents pains et quelques amphores d'hydromel, et en ma qualité d'habitant de la ville, je lui envoyai à mon tour un cadeau analogue. Les soldats de son escorte furent hébergés chez l'habitant; mais comme Gondar relevait directement du Ras, on les répartit le lendemain dans des villages aux environs, relevant du Dedjadj Conefo, lié d'amitié, comme on sait, avec le Dedjadj Guoscho.
Je visitai journellement le malade. Chaque matin, on le soumettait à une ablution d'eau froide, consacrée préalablement par des prières, et, je crois aussi, par le contact des reliques de Saint Tekla-Haïmanote, le seul parmi les nombreux saints éthiopiens qui soit admis dans les diptyques de la liturgie éthiopienne imprimée à Rome. Cependant le miracle se faisait attendre, et après quatorze jours de ce traitement, le Lidj Dori se disposa à repartir. Ceux qui l'accompagnaient me pressèrent, au nom de son père, de me joindre à eux et je m'y décidai d'autant plus volontiers que les trafiquants ne parlaient de rien moins que de remettre à l'automne leur expédition en Innarya.
En faisant mes visites d'adieu à l'Itchagué et aux notables de ma connaissance, je leur recommandai mon domestique basque, Domingo, que je laissais à Gondar, pour servir mon frère, s'il arrivait avant mon retour, et aussi pour assurer mes communications avec Moussawa.
J'étais impatient de me mettre enfin en route; mais je ressentais de la peine à quitter l'excellent Lik Atskou, qui s'était toujours montré si paternel pour moi. Il m'accompagna jusqu'au seuil de sa maison, demanda un siége, éloigna tout le monde et se mit à prier pour mot. Il me donna ensuite quelques conseils, qu'il interrompit plusieurs fois pour rabrouer mes gens qui s'impatientaient.
—Avant tout, mon fils, dit-il, garde-toi bien du mauvais œil; en Gojam, il est commun et venimeux, et il s'attaque de préférence, comme tu sais, à ceux qui ont le teint clair. Tu vas être à la cour d'un prince sans pareil en Éthiopie; il est homme de bien, mais ne t'étonne pas d'y trouver des hommes de mal: le sort des princes est d'être entourés de ce qu'il y a de meilleur et de ce qu'il y a de pire. Peut-être bien cherchera-t-il à t'attacher à sa fortune; reste avec lui, si cela te convient, mais n'oublie pas ton pays, car, soit pratiques magiques, soit amabilité naturelle, les Gojamites sont accusés de savoir faire oublier aux gens leur patrie. Tourne au bien la faveur dont tu jouiras; les flatteries et les piéges t'entoureront; sois discret, réservé, et ne te laisse jamais envahir au point de ne pouvoir rentrer parfois dans ton cœur pour t'inspirer des idées de France. Notre pays est pauvre, dans la demi-obscurité du mal, et tu viens d'un pays de richesse et de lumière. Va, mon enfant, suis ton destin, et que Dieu te garde!
Je m'éloignais, lorsqu'il ajouta:
—N'oublie pas que tu es jeune, et si tu tardes trop, tu ne me retrouveras plus.
Le Dedjadj Conefo avait indiqué nos étapes: le premier jour, nous couchâmes dans des villages à quelques kilomètres seulement de Gondar; le lendemain, nous arrivâmes à Tchilga où il campait. Il ne voulut pas voir le Lidj Dori, pour ne pas s'attrister
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