Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
l'esprit, dit-il, et il nous fit loger à distance du camp, ce qui m'empêcha de saluer ce Dedjazmatch, qui, d'ailleurs, faisait peu de cas des Européens, depuis sa victoire sur les Turcs. Deux jours après, nous nous mîmes en route pour le Dangal-beur ou col de Dangal, situé au Sud-Ouest de Gondar et du Dambya, sur la rive occidentale du lac Tsana. Pour nous faire honneur, le Dedjadj Conefo nous adjoignit une soixantaine de cavaliers et trois cents hommes de pied, qui marchaient en avant-garde et bouleversaient les villages par leur indiscipline.
En traversant le Dambya, je pus juger de la fertilité proverbiale de cette province. Le pays est peu accidenté, presque sans arbres; sa terre noire, profondément crevassée pendant l'été, était littéralement couverte de moissons. Les fièvres y sont endémiques dans plusieurs localités; les chevaux ne s'y propagent pas; ils y sont même très-sujets à une espèce de farcin, mais la population abonde. Comme dans les Kouallas, les hommes y sont de taille plutôt petite, souples, actifs, colères et portés à la guerre; ils vivent dans des hameaux épars çà et là, ce qui indique tout à la fois la sécurité et l'abondance.
Le deuxième jour, nous arrivâmes à Ysmala, petite ville dont l'église jouit d'un droit d'asile assez respecté. Nous fûmes reçus par le principal notable, qui mit d'autant plus d'empressement à nous héberger qu'il entretenait avec le Dedjadj Guoscho des relations amicales.
J'avais demandé à loger seul dans une petite hutte, et je soupais, lorsque j'entendis un grand tapage chez notre hôte, où le Lidj Dori et son monde festinaient. J'y trouvai tout en tumulte: des soldats, brandissant la javeline ou le sabre, débitaient avec frénésie leurs thèmes de guerre; de grandes cornes d'hydromel circulaient dans l'assemblée. Mon drogman m'apprit que le lendemain nous aurions probablement à combattre un vassal rebelle du Dedjadj Guoscho, nommé Aceni-Deureusse. Des espions envoyés par notre hôte venaient d'annoncer qu'Aceni, embusqué sur notre route, comptait enlever le Lidj Dori, afin de traiter plus avantageusement avec son suzerain.
L'idée d'avoir le spectacle d'un combat ne m'étant pas trop désagréable, je recommandai de me réveiller avant le boute-selle. Mais quand je rouvris les yeux, il faisait grand jour, et tout était calme. On me dit qu'Ymer-Goualou, chef de notre escorte, avait décidé de laisser le jeune Prince dans l'asile, pour le soustraire aux chances du combat, et que, pour ne point encourir à mon sujet les reproches du Dedjadj Guoscho, il avait enjoint à mon drogman, peu soucieux, du reste, de tenter l'aventure, de me cacher le moment du départ. Bien que flatté de l'importance qu'on attachait à ma conservation, je regrettai d'avoir dormi si consciencieusement. Nos gens étaient partis sans bruit avant le chant du coq, et l'on commençait à s'inquiéter sur leur sort.
Enfin, vers onze heures du matin, un cavalier, hors d'haleine, vint nous annoncer la victoire. Ymer-Goualou s'était personnellement distingué; nos gens avaient peu souffert: après un combat de peu de durée, Aceni était parvenu à se dégager et à opérer sa retraite, laissant aux mains des nôtres environ quatre cents prisonniers.
Pour célébrer dignement ce succès, les habitants, qui la veille criaient famine, surent trouver comestibles, bouza et hydromel à profusion.
Des cavaliers arrivèrent successivement: leurs javelines tortuées; leurs arçons garnis de ceintures, de pèlerines et de boucliers attestaient leurs exploits; quelques-uns avaient appendu au frontal de leurs chevaux d'affreuses dépouilles humaines.
Les Éthiopiens, très-humains à la guerre, ont cependant l'habitude de pratiquer l'éviration sur l'ennemi à terre. Cette odieuse coutume leur vient de l'invasion d'Ahmed Gragne, qui, désespérant de leur faire jamais accepter l'Islamisme, entreprit d'éteindre leur race entière.
En Europe, on est trop porté à méconnaître la haine invétérée des musulmans contre tous ceux qui ne sont pas de leur religion et surtout contre les chrétiens. Aujourd'hui, que la force est à la chrétienté, ils sentent qu'ils seraient mis au ban et dépouillés de tout bénéfice du droit des gens, s'ils ne dissimulaient l'esprit qui les anime; et, lorsque leur férocité se trahit de loin en loin par quelques-uns de ces actes qui font frémir l'Europe, ils s'empressent de les désavouer, et l'opinion publique les
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