Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
femmes, et il y en avait beaucoup, entretinrent cette vie nocturne par leurs travaux et leur caquetage; à la lueur des feux, elles s'occupaient de l'émondage des grains, de leur mouture ou de celle des condiments qui servent de base à leur cuisine, ou bien elles préparaient ces provisions faciles à conserver et offrant une ressource durable sous un petit volume. Bon nombre de soldats oubliaient le sommeil pour suivre avidement des yeux ces préparatifs appétissants, d'autres pour se donner le plaisir d'escarmoucher et de s'escrimer de la langue avec les travailleuses. Celles-ci, comme on le devine, n'étaient point en reste, et plusieurs fois pendant la nuit, quelque vif dialogue, quelques bouts-rimés lancés à propos soulevaient des huées ou des éclats de rire qui faisaient grommeler les dormeurs. Si la présence des femmes dans un campement entraîne de nombreux inconvénients, elle a du moins l'avantage de préserver souvent des attaques de nuit, car les femmes remplissent presque toujours le rôle des oies du Capitole. Ce sont elles qui portent les ustensiles servant à faire le pain et la cuisine, et qui assurent le plus économiquement la nourriture; elles supportent admirablement les fatigues et les privations, ne cessent de travailler avec un entrain merveilleux, entretiennent la gaîté et soutiennent le moral des troupes. Les conversations se ralentirent un peu avant le jour. La nuit m'avait paru courte, tant la nouvelle vie qui s'ouvrait pour moi m'accueillait avec ce charme souriant des choses qui commencent. Bêtes et gens semblaient heureux de reprendre cette intimité que fait naître une aventure commune. À l'aurore, les hennissements des chevaux donnèrent le signal des apprêts du départ; la tente du Prince s'ouvrit, et, aux premiers rayons du soleil, nous laissions derrière nous, sur l'herbe foulée, les huttes vides et béantes de notre premier campement.
Même aux yeux d'un étranger comme moi, tout dénotait dans le pays une animation inaccoutumée. Les Gojamites aiment la guerre, et malgré la réserve du Dedjazmatch, soldats et paysans se réjouissaient à l'idée d'une campagne contre les Gallas, leurs ennemis naturels. Nous ne faisions que des étapes très-courtes, afin de permettre aux contingents de nous rejoindre. Une bande d'environ deux cents fusiliers, la crosse en l'air, marchaient en tête; puis venaient le parasol, le gonfanon et les quarante-quatre timbales; une trentaine de fusiliers d'élite; les chevaux du Prince conduits à la main; une vingtaine de porte-glaives et autant de soldats à pied, de ceux qu'on nomme compains ou commençaux du maître, et enfin le Dedjazmatch à mule, et, à deux ou trois pas derrière lui, une rangée d'une soixantaine de cavaliers montés à mule également. À leur suite se pressaient confusément leurs servants d'armes, leurs chevaux de combat, des fusiliers ou des soldats montés sur des bidets; le reste de nos gens, hommes, femmes, pages, sommiers, chiens, bagages, valets, mêlés et confondus, suivaient à la débandade. Nous avancions prestement à travers champs, les piétons au pas gymnastique, les cavaliers causant et riant entre eux, et les timbales battant la marche. De temps en temps, un trouvère, dominant de ses vocalises perçantes le son des timbales, chantait un distique en l'honneur du Dedjazmatch ou de quelque cavalier célèbre par sa bravoure. Le Dedjazmatch, impassible et droit sur sa mule à l'amble rapide, semblait entraîner tout ce monde qu'il dominait. Les toges blanches et flottantes, la variété pittoresque de leurs draperies, le teint bronze florentin et les tresses des chevelures noires des fantassins, ballantes au gré de leur course, chevaux de combat, selles éclatantes, housses écarlates, boucliers, javelines, les scintillations de l'argent, du cuivre, du vermeil et du fer, les mèches fumantes des carabines, timbales et trouvères chantant, le bruissement des poitrines haletantes, le roulement sourd que rendait la terre sous les pieds des chevaux, toute cette étrange cohorte allant, réveillait par son ensemble et ses détails le souvenir des plus antiques images historiques. Les habitants des villages se portaient en troupes sur notre route pour accueillir le Dedjazmatch de leurs cris de joie; des groupes de jeunes filles le recevaient en chantant des villanelles; les prêtres accouraient s'incliner sur son passage et bénir ses entreprises; pour ces derniers, le Prince, par déférence,
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