Douze
maris n’ont plus eu le droit de venir nous voir pour acheter les chapeaux de leurs femmes.
» Mon père savait ce qui avait provoqué cela. Nous nous sommes disputés et il m’a frappée, alors je suis partie. J’ai loué une chambre et me suis débrouillée de la seule façon que je connaissais. Sauf que, maintenant, les hommes que je voyais n’étaient pas du genre à acheter des chapeaux pour leurs femmes, même s’ils en avaient les moyens. Avant peu, l’un d’eux m’a frappée et je suis donc retournée à la maison.
— Je vois, dis-je.
— Sauf qu’il n’y avait plus de maison. La boutique avait fermé et ma famille était partie. Je suppose que j’avais ruiné sa réputation. Et donc je me suis remise au travail, et d’autres hommes m’ont frappée, mais la plupart d’entre eux payaient alors j’ai survécu. Ensuite j’ai rencontré Piotr Piétrovitch. Et il savait comment faire payer davantage les hommes, même si moi je gagnais moins. Mais j’ai un toit, un lit et… une maison.
— Tu n’as jamais cherché à retrouver ta famille ? demandai-je.
— Je le ferai, répondit-elle, mais pas tout de suite. Il ne s’est pas encore écoulé assez de temps.
La façon dont elle racontait cette histoire donnait l’impression que tout s’était déroulé très, très longtemps auparavant, mais elle était encore trop jeune pour que quelque chose lui soit arrivé il y a si longtemps.
— Combien de temps cela fait-il ? demandai-je.
— Trois ans… depuis que j’ai quitté la maison.
— Tu as eu de la chance, je suppose.
— Davantage que la plupart, dit-elle. Je suis jolie. Les hommes aiment cela.
— Et tu es intelligente. Les hommes aiment cela aussi.
— Non, Liocha, dit-elle avec condescendance. Ça, c’est seulement toi.
Nous marchâmes un peu en silence.
— Alors, est-ce que tu vas me raconter tous les secrets de ton passé ? finit-elle par me demander.
— Il ne vaut mieux pas, je pense. En outre, cela ne devrait pas faire de différence.
— Que veux-tu dire ?
— C’est exactement la raison pour laquelle je ne t’ai jamais posé de questions au sujet du tien : je te connais, dis-je. Tu n’as pas besoin d’explication.
J’aurais pu dire la même chose au sujet de Max, autrefois.
— La vie doit être très ennuyeuse pour toi qui sais tant de choses, Alexeï Ivanovitch, répondit-elle avec superbe. Peut-être qu’un jour je te surprendrai.
Elle n’a jamais cessé.
Vers la fin septembre, Dimitri avait suffisamment récupéré pour être transféré de l’hôpital vers une caserne régulière. Le risque d’infection de ses brûlures était passé, avaient dit les médecins, et il n’y avait maintenant plus qu’à attendre jusqu’à ce que sa peau se reconstitue intégralement.
— Cela signifie-t-il que vous allez retourner à Moscou ? demanda Domnikiia quand je lui annonçai la nouvelle.
Ce n’était que lorsque j’avais été assis sur cette carriole, avec Dimitri allongé à l’arrière, quittant la ville, que j’avais réalisé à quel point j’avais été véritablement terrifié à Moscou. J’avais initialement réagi à la découverte de la véritable nature des Opritchniki en les combattant. Mais quand le besoin d’agir avait faibli, mes peurs avaient trouvé un espace pour remonter à la surface. J’avais vu comment les Opritchniki tuaient, leur force et leur sauvagerie. Je savais que je ne voulais pas mourir ainsi et cela m’avait fait comprendre que je ne voulais pas mourir du tout. Je souhaitais vivre et profiter de la vie. Je voulais mon épouse et mon fils, ma maîtresse, avoir davantage d’enfants et, bon Dieu, davantage de maîtresses. Je désirais lire des livres, boire du vin, jouer aux cartes et mourir très, très vieux.
— Pas encore, répondis-je. Le bruit court que Bonaparte va devoir partir bientôt, quoi qu’il arrive. Il a perdu trop de temps. Il aurait pu tenter une victoire finale à Pétersbourg, mais il est resté sur son idée que Moscou était la clé et que cela briserait le cœur des Russes de le voir pris. La plupart d’entre nous pensaient la même chose, mais nous avions tous tort. Le tsar n’a pas négocié la paix, et les Français vont devoir passer l’hiver dans une ville plus sûre que Moscou. Plus ils restent, plus ils risquent de se retrouver isolés l’hiver venu.
— Alors, après tout, nous n’avions pas besoin de vous pour sauver Moscou ? (Je n’avais pas de réponse.) Oh, Liocha, je
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