Douze
relation fut bien moins charnelle qu’elle ne l’avait jamais été. J’avais trouvé un logement dans une caserne proche de l’endroit où Dimitri se remettait, et Domnikiia vivait dans des quartiers d’infirmières. Quand nous étions ensemble, j’étais forcé de me comporter comme tout soldat courtisant une infirmière, réunis par les aléas de la guerre. Nous passions notre temps à parler, à nous tenir les mains, à marcher dans la ville et, bien qu’il aurait été agréable de dire qu’à travers ces conversations nous apprîmes à nous comprendre bien mieux qu’auparavant, cela n’était tout simplement pas vrai. Nos conversations n’étaient pas plus et pas moins intimes ou stimulantes que celles que nous avions eues nus et enlacés dans son lit à Moscou. Pour moi, du moins, elles avaient l’intérêt d’être moins chères.
Je lui racontai une bonne partie de ce qui était arrivé depuis notre séparation ; l’état de la ville sous l’occupation française et la destruction causée par les incendies. Je lui parlai de Boris et Natalia, expliquant qu‘ils avaient pris soin de nous avant notre départ, mais je ne lui dis rien des Opritchniki et de ce que j’avais découvert à leur sujet. Je savais que j’aurais dû le lui dire, mais, dès qu’une occasion se présentait, je l’évitais. Mon silence renforçait l’illusion confortable de sécurité que je m’étais délibérément construite mais, derrière, la terreur n’était jamais très loin de mon esprit.
— Tu ne poses jamais de question à mon sujet, dit-elle un jour soudainement alors que nous marchions dans une soirée de fin d’été.
— Je te demande tous les jours ce que tu as fait, répondis-je, légèrement offensé.
— Je veux dire à propos de qui je suis, de ma vie avant que tu me connaisses.
— Oh, cela, dis-je après une pause d’un instant. Alors raconte-moi.
— Que souhaiterais-tu savoir ?
« Tout » aurait été la véritable réponse, mais des éléments précis seraient plus simples.
— Où es-tu née ? commençai-je.
— À Moscou, répondit-elle. J’ai toujours vécu à Moscou.
— Tu n’as jamais quitté la ville ?
— Je ne pense pas m’être jamais éloignée de plus de trois verstes de l’endroit où je suis née, jusqu’à ce que je vienne ici.
— Tu dois trouver Iouriev-Polski très exotique, dis-je.
— C’est petit et ennuyeux, dit-elle.
C’était un résumé exact.
— Et où est ta famille ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. Mon père avait une boutique, de modiste. Nous vivions au-dessus, lui, ma mère, mon frère et moi. Nous n’étions pas riches, mais il avait de l’ambition. Il croyait que la voie la plus sûre vers le succès était de faire de ses clients des amis, s’ils étaient assez riches ou importants. Mais les riches s’enrichissent en ne payant pas leurs factures avant d’y être contraints, et il ne pensait pas qu’il pouvait réclamer à des gens tellement au-dessus de lui quelque chose d’aussi mesquin que le paiement d’une facture.
— Donc tu as appris de ses erreurs, dis-je sur un ton léger.
— Ce n’est que trop vrai. Mais mes clients tendent à payer très vite de toute façon. Aucun n’a envie que son épouse tombe sur une facture impayée pour mes services à la fin du mois.
— Alors qu’est-ce qui a mal tourné ?
— Qui te dit que quelque chose a mal tourné ? dit-elle, surprise. Je suis là, maintenant, avec toi, n’est-ce pas ?
— Tu aurais pu y parvenir par une voie plus facile.
— Tu crois ? La seule autre voie menant à ton pantalon aurait été de devenir une fille coincée de la bonne société de Pétersbourg, et cela n’a jamais été une option.
Je me raidis. Ce n’était en aucune manière une description exacte de Marfa, mais du — volontairement — peu que j’avais raconté à Domnikiia à son sujet, c’était à prévoir.
— Je suis désolée, poursuivit Domnikiia. C’était injuste.
— C’est bon. Alors, que s’est-il passé ?
— J’ai été chavirée par un client. Un des clients de mon père, je veux dire… du moins au départ. Il avait l’habitude de venir à la boutique pour acheter à son épouse les chapeaux les plus jolis qui soient. Puis il m’a acheté un joli chapeau. Et il a obtenu ce qu’il attendait en retour. Assez vite, il m’a simplement donné de l’argent. Mais son épouse a découvert le pot aux roses, et elle l’a dit à toutes ses amies ; et soudain, les
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