Druides et Chamanes
thème du pont ou du gué périlleux est répandu universellement, non seulement dans les rites funéraires, mais dans tous les récits concernant le passage dans l’Autre Monde. « Les chamanes, à l’égal des trépassés, ont un pont à traverser au cours de leur voyage aux Enfers. Comme la mort, l’extase mystique implique une mutation , que le mythe traduit plastiquement par un passage périlleux », affirme Mircea Éliade ( Le Chamanisme , pp. 375-376). « On a affaire à un complexe mythologique dont les principaux éléments constitutifs seraient les suivants : a) in illo tempore , aux temps paradisiaques de l’humanité, un pont reliait la Terre au Ciel, et on passait d’un point à l’autre sans rencontrer d’obstacles parce qu’il n’y avait pas la mort ; b) une fois interrompues les communications faciles entre Terre et Ciel, on ne passa plus sur le pont qu’en esprit, c’est-à-dire en tant que mort ou en extase ; c) ce passage est difficile, en d’autres termes il est semé d’obstacles et toutes les âmes n’arrivent pas à le traverser ; il faut affronter les démons et les monstres qui voudraient dévorer l’âme, ou encore le pont devient étroit comme une lame de rasoir au passage des impies, etc. : seuls les bons , et particulièrement les initiés , traversent facilement le pont […] ; d) certains privilégiés réussissent néanmoins à le traverser de leur vivant, soit en extase, comme les chamanes, soit “de force”, comme certains héros, soit, enfin, paradoxalement, par la sagesse ou par l’initiation. »
Ces spéculations métaphysiques, formellement attestées chez tous les peuples qui ont pratiqué ou qui pratiquent encore le chamanisme, ont largement débordé sur les systèmes religieux qui se sont infiltrés peu à peu dans leurs territoires. C’est ainsi que le bouddhisme tibétain les a récupérées presque totalement, comme le prouve le célèbre Bardo Thodol , « Livre des Morts », compilation d’incantations, de prières et de conseils destinés à faciliter le passage de l’âme dans l’Autre Monde. L’islam et le christianisme en ont gardé de nombreux souvenirs, et la notion de « Purgatoire », dont l’origine irlandaise a été démontrée avec brio par Jacques Le Goff, en est la suite logique dans le monde occidental. Mais, aux temps druidiques, la tradition celtique en a été imprégnée de façon indélébile. Et, sur ce sujet, deux textes apparaissent comme fondamentaux : l’un, assez tardif, appartient au cycle arthurien en langue française ; l’autre, sans doute plus archaïque, est en gaélique d’Irlande.
C’est dans le Lancelot ou le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes, vers 1175, que se trouve la plus remarquable description de ce pont qui relie les deux mondes. Le point de départ est donc l’enlèvement de la reine Guenièvre par le sinistre Méléagant, maître de cet étrange royaume de Gorre, « d’où nul ne revient ». Le sénéchal Kaï, frère de lait du roi Arthur, toujours brave mais très présomptueux, se lance à la poursuite du ravisseur, mais il échoue dans sa tentative : il est blessé et fait prisonnier. Ce sont finalement Gauvain, le neveu d’Arthur et le valeureux Lancelot du Lac qui entreprennent, séparément, cette quête aventureuse dans le but de délivrer la reine.
Évidemment, sous le couvert d’un rapt historicisé, matériel, pourrait-on dire, se cache une autre réalité : la reine Guenièvre est morte, comme Eurydice, et, pour les chevaliers d’Arthur, il convient d’agir comme un chamane, à savoir pénétrer dans les Enfers, vaincre la mort, récupérer l’âme égarée et la ramener vivante à la cour d’Arthur. C’est d’autant plus important que la reine Guenièvre représente symboliquement la souveraineté, et que sa disparition prive la royauté d’Arthur – et donc toute la société qui gravite autour de lui – de sa légitimité.
Au cours de cette quête, qui est plutôt une errance labyrinthique, Lancelot est obligé de monter dans la « charrette d’infamie », c’est-à-dire la charrette dans laquelle on conduit ceux qui sont condamnés au pilori. Après un certain temps d’hésitation – qui lui sera d’ailleurs reproché plus tard par la reine Guenièvre elle-même –, il s’humilie volontairement dans cette charrette et se trouve en butte aux quolibets et aux injures de ceux qu’il rencontre sur son chemin.
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