Druides et Chamanes
L’eau, le pont et les fauves, tout alentour glaçait d’effroi. »
Les fils du vavasseur tentent désespérément de dissuader Lancelot d’entreprendre une traversée aussi périlleuse, mais rien n’y fait : « Il ôta son armure de manière à conserver toute sa souplesse. Il ne pouvait pas ignorer bien sûr qu’il n’arriverait pas indemne et sans entailles au terme de l’épreuve ; mais il avait la certitude que sur cette épée plus affilée qu’une faux de moissonneur il pourrait se tenir fermement, les mains nues et les pieds libres. Peu lui importaient alors les plaies aux mains et aux pieds : mieux valait s’estropier que tomber du pont et prendre un bain forcé dans une eau de laquelle il ne pourrait jamais sortir. Alors, il se lança hardiment et, à force de ténacité et d’endurance, ne cessant de penser à celle qu’il aimait, s’aidant des mains, des pieds et des genoux, il rampa sur l’épée et parvint enfin au but désiré. Alors, il se rappela les deux lions qu’il avait aperçus de l’autre rive et promena son regard autour de lui. Mais il n’y avait rien, pas même un lézard {118} . »
Il est certain que, dans ce texte d’une étonnante précision, le romancier champenois n’a rien inventé : il se contente de raconter, dans le style de son époque, une aventure qu’il a entendue par voie orale ou qu’il a découverte dans un manuscrit aujourd’hui perdu, mais de toute façon d’origine celtique. Or, il ne fait aucun doute que l’on se trouve en présence d’une tradition profondément marquée par les croyances et les rituels chamaniques. Et le fait que la vision des deux lions n’était qu’un fantasme qui s’évanouit une fois l’épreuve accomplie prouve que le héros a agi en état d’extase, sinon sous le coup d’une hypnose caractérisée.
Toute la problématique des chamanes se trouve en effet contenue dans cet épisode rédigé dans le plus pur style chevaleresque de la société courtoise de la fin du XII e siècle. On en retrouvera l’équivalent dans une autre épopée d’origine chamanique, le célèbre Kalevala finlandais où le barde primordial Vainämöinen, en état de transe, accomplit son voyage vers Tuonela , nom que porte l’Autre Monde dans la tradition finno-ougrienne : dans un des épisodes les plus essentiels de cette vaste compilation, le barde est contraint d’affronter de nombreux dangers qui se dressent devant lui, et surtout il doit traverser un pont composé d’épées tranchantes et de poignards acérés. « Dans ces mythes, ce passage “paradoxal” souligne justement que celui qui réussit à le réaliser a dépassé la condition humaine : il est un chamane, un héros ou un esprit , et en effet on ne peut réaliser le passage paradoxal que si l’on est esprit {119} . » Lancelot, comme Vainämöinen, débarrassé d’un « instinct de survie » parfaitement égoïste, néantise complètement toutes les terreurs ancestrales qu’il a affrontées, bon gré mal gré, au cours de son existence, et se présente alors comme un pur esprit rétablissant le pont qui existait, dans les temps primordiaux, entre la Terre et le Ciel.
Ce n’est d’ailleurs qu’une épreuve parmi d’autres. De nombreux ennuis attendent le chevalier dans le royaume de Gorre. D’abord, ses blessures constituent un handicap. Ensuite, il doit lutter contre Méléagant pour que celui-ci puisse l’autoriser à quitter cet étrange royaume avec la reine Guenièvre. Ce qu’il ne fera d’ailleurs pas, prenant Lancelot dans le piège des contraintes chevaleresques. De plus, pour accéder à Guenièvre, Lancelot devra subir une épreuve équivalente : pour pénétrer dans la chambre où se trouve la reine, il doit en effet franchir un autre « passage étroit », en l’occurrence une fenêtre défendue par de solides barreaux de fer. Pour rejoindre celle qu’il aime, et qui est le but de ce voyage périlleux, il est obligé de tordre les barreaux afin de se frayer un passage, utilisant ainsi le maximum de sa force et, ce faisant, se couvrant de blessures sanglantes. Certes, il sera finalement le vainqueur incontestable de cette quête, mais ce n’est pas lui qui aura l’honneur de ramener Guenièvre à la cour du roi Arthur. C’est Gauvain qui accomplira cette mission après s’être introduit dans le royaume de Gorre par un mystérieux « pont sous l’eau » dont l’auteur ne dit absolument rien.
Le pont constitue donc,
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