Druides et Chamanes
symboliquement, le chemin étroit que tout humain doit emprunter, qu’il soit vivant ou mort, lorsqu’il veut accéder à l’Autre Monde. Mais cet Autre Monde, très indéfinissable, très présent pourtant sur la surface de la terre sans qu’on le discerne, est aussi le lieu de l’initiation, de l’illumination, pourrait-on dire, si ce terme n’était pas autant lié aux spéculations bouddhistes. Et la tradition celtique d’Irlande en fait l’accès à la connaissance, une des portes qui s’ouvrent sur une réalité supérieure, celle dont parle Platon dans sa fameuse allégorie de la caverne. Le franchissement du pont, si difficile qu’il soit, est en somme la libération de l’être enchaîné au fond de la caverne, le dos tourné vers la lumière extérieure dont on ne voit que le reflet sur le mur d’en face. C’est ce que semble démontrer un autre texte celtique, L’éducation de Cûchulainn , récit en langue gaélique tardivement collecté dans un manuscrit du XVIII e siècle mais qui, comparé avec un texte plus ancien, La Courtise d’Émer , est riche d’enseignements sur le rôle joué par le chamanisme dans la constitution de l’idéologie druidique.
Le texte de L’Éducation de Cûchulainn fait apparaître de curieuses coutumes chez les Irlandais de l’époque pré-chrétienne, en particulier l’obligation pour tout futur guerrier d’aller se perfectionner non pas chez un maître irlandais, mais écossais, ou tout au moins de l’île de Bretagne, car on ne sait jamais très bien, dans toutes ces épopées, où est la différence entre la Bretagne (insulaire) et l’Écosse proprement dite. Cette première constatation fait penser à ce que dit César des druides gaulois qui allaient s’instruire dans l’île de Bretagne, ce qui laisse supposer que celle-ci était vraiment pour tous les peuples celtes un centre à la fois religieux, culturel et militaire d’une importance exceptionnelle. Il faut aussi remarquer que, dans tous les textes celtiques, irlandais en particulier, il y a toujours un jeu de mots entre Scotia , qui désigne l’Écosse, et Scythia , qui est le pays plus ou moins mythique des Scythes, ce qui rattache cette tradition insulaire à celle des lointains ancêtres des Celtes, quand ils étaient les voisins des Scythes et des Sarmates des steppes de l’Asie centrale et de la Russie méridionale.
Mais il y a plus. Cette éducation militaire que doivent recevoir les jeunes guerriers irlandais est loin de ressembler à une quelconque école de guerre ou à un camp d’entraînement pour légionnaires romains. Il s’agit essentiellement d’une éducation magique . On sait, par le Livre des Conquêtes , que les grands dieux celtes, les Tuatha Dé Danann , venaient des mythiques « îles du nord du monde » et qu’ils avaient amené avec eux la science, le druidisme et la magie. Cette collusion entre la science, le druidisme et la magie, d’une part, et les îles du nord du monde, d’autre part, est significative ; et elle renforce l’hypothèse qui voit dans le druidisme un certain aspect , ou tout au moins un héritage, du chamanisme primitif de la grande plaine qui s’étend au nord du continent euro-asiatique.
Une seconde coutume n’est pas moins surprenante : cette éducation guerrière des jeunes gens était assurée non pas par des hommes mais par des femmes guerrières qui apparaissent comme des magiciennes sinon des sorcières. Qui sont-elles exactement ? La tentation est forte d’en faire des « druidesses », s’il est bien vrai qu’il ait existé des druidesses, ce qui n’est pas prouvé de façon définitive. Il y a eu des femmes dans la classe sacerdotale druidique, c’est certain, mais leur rôle n’est pas très clair, et il s’apparente davantage à la prophétie et à la magie proprement dite qu’à la prêtrise au sens où on l’entend généralement. Par contre, ces femmes guerrières – et initiatrices – apparaissent très proches des innombrables femmes chamanes dont l’existence est attestée dans toutes les traditions qui pratiquent les techniques de l’extase. Et l’on pourrait même établir un lien entre ces femmes guerrières et les nombreux chamanes qui se féminisent, soit en portant des vêtements de femme {120} , soit, dans certains cas, en se châtrant volontairement, à l’image de certains prêtres de l’Antiquité, les Ennarées , selon Hérodote, qui étaient voués au culte de la déesse-mère
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