Druides et Chamanes
chamanes. Ils passent donc pour être capables d’agiter les éléments et de transformer l’aspect des êtres et des choses, y compris eux-mêmes, mais dans la narration épique qui, ne l’oublions pas, est une version tardive collectée et rédigée par des moines chrétiens, la signification profonde de ces événements est plus ou moins perdue ou oubliée. Quand le rédacteur écrit que les deux porchers se transforment en oiseaux, il prend cette métamorphose à la lettre, alors que les sous-entendus du texte laissent à penser qu’il y a, de la part des deux hommes, simplement l’acquisition du caractère de l’oiseau (probablement un oiseau de proie). C’est une forme de rituel comparable à celui des chamanes de l’Europe du nord et de la plaine asiatique. Lorsque le chamane se transforme en animal, il en acquiert la nature, et non seulement il se transforme lui-même, mais il peut transformer les autres individus.
Mais cette aventure fantastique a une signification d’ordre psychologique autant que métaphysique. Ces deux porchers, qui sont en fait des druides, obligés de se mesurer, vont se dépasser . Ils utilisent leur courage, leur intelligence, leur valeur physique et morale autant que leurs pouvoirs « chamaniques ». Le narrateur chrétien, qui a d’ailleurs pieusement recueilli cette histoire, ne sachant plus de quoi il s’agissait en réalité, n’a retenu que le changement extérieur de forme, ce qui était évidemment plus facile. C’est toujours l’image formelle qui subsiste et non pas le contenu. Le signifiant prend la place du signifié et masque celui-ci, à plus forte raison quand il n’y a plus personne pour en expliquer le véritable sens. Ainsi se forment des images, creuses mais parfois très belles, très énigmatiques, mais qui sont de véritables « enchantements ».
D’autre part, on peut remarquer dans cette opposition fondamentale entre les deux porchers une résonance philosophique. D’après ce qu’on peut en savoir, la pensée celtique n’est pas construite sur le principe de non-contradiction. Ce serait plutôt un système du genre présocratique, celui d’Héraclite revu et corrigé par Hegel. Chaque être suscite son contraire, son « non-être », implicitement contenu en lui. Mais tous les individus ne sont pas capables de le faire surgir.
Lorsque ces deux principes sont en harmonie, ils se fondent dans l’unité, ils se néantisent : Rucht et Friuch, avant , se trouvent en fait dans la non-existence, dans la non-conscience de leurs pouvoirs. À partir du moment où, grâce à leur affrontement, ils prennent conscience de ces pouvoirs, ils se voient l’un et l’autre et ont donc conscience de leur existence, mais seulement l’un par rapport à l’autre. Car la conscience d’exister ne peut se réaliser que par la découverte de l’ autre . Or, comme l’existence consciente est une dynamique reposant sur des forces en présence, ces forces s’opposent avec violence, d’où la lutte que se livrent les deux porchers, lutte de forces égales et contradictoires, donc lutte insoluble dans le monde des apparences. Ainsi, sur le plan cosmique, l’histoire des deux porchers n’est pas autre chose que l’illustration des métamorphoses de l’être en ses différentes incarnations.
Dans de nombreuses régions, la combativité des chamanes devient parfois une manie agressive, et dans certaines traditions sibériennes, les chamanes sont réputés s’affronter continuellement sous forme d’animaux. Mais les transformations en animal ne sont que des images concrètes pour signifier que le druide, le chamane ou le héros, prend, selon les circonstances, les forces magiques attribuées à un animal, pour les utiliser lui-même. Si on le décrit comme prenant telle ou telle forme, c’est parce qu’on ne peut pas faire passer le message autrement que par des images fortes. À cet égard, le récit irlandais du Siège de Drum Damghaire est exemplaire.
La base de ce récit est historique : vers l’an 300 de notre ère, le haut roi d’Irlande, Cormac, est en guerre contre son vassal, le roi du Munster, Fiachna, qui ne lui paie pas le tribut qu’il lui doit. À partir de cette réalité, tout va basculer dans un univers symbolique, car ce ne sont pas les guerriers qui vont se battre, mais des druides ou des héros appartenant plus ou moins à des peuples féeriques.
En effet, Cormac dispose de deux druides, Colphta et Lurga, ainsi que de
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