Eclose entre les lys
destriers
souffraient, écumant sous le poids de leur hamois. Les taons, les mouches, les
moustiques et toutes sortes d’insectes harcelaient sans relâche bêtes et gens.
L’immense armée avançait avec peine derrière les
terrassiers qui ouvraient la voie. Chevaux, bœufs et mulets trébuchaient à se
casser les os, des chariots versèrent sur les chemins cahoteux, trop hâtivement
déblayés. Mais les Flandres étaient épargnées, et suivant les vœux de
monseigneur de Bourgogne, nul tort ne serait fait aux terres de la
duchesse de Brabant.
Celle-ci, à Bruxelles, gloussait dans sa graisse. Il
lui semblait qu’en tendant l’oreille elle aurait pu entendre le formidable
tumulte des armes et des harnachements, voir la forêt de lances, gonfanons, étendards
et flammes, claquant au vent, qui avançaient dans une campagne malfaisante, contournant
son précieux douaire.
Il y avait de quoi se féliciter : l’armée
royale de France tout entière contre le duc de Gueldre, cet amant perdu
qui menaçait à présent ses biens et sa personne. Elle lui en gardait une
rancœur mortelle.
Rancœur plus encore contre cette pucelle de Bavière
et ses menstrues ? Elle s’était réjouie à la nouvelle de la mort du
Dauphin, ainsi qu’à la naissance d’une fille qu’on disait débilitée. La
douairière honnissait plus que jamais Isabelle, ainsi que sa mère.
Les imprécations d’outre-tombe de Thadée n’avaient
jamais cessé de hanter l’esprit de la douairière : elle avait été la seule
à la voir et à l’entendre, la seule à avoir conversé avec elle, alors que les
ducs Étienne et Frédéric tournaient le dos, assistant à la croisée au premier
lâcher de l’épervier Autan. C’est encore seule qu’elle l’avait suivie dans les
entrailles du château de Ludwigsburg jusqu’à son oratoire infernal. Proférées
par un être de ce monde, ces malédictions auraient pu être balayées d’un geste
importuné. Mais celles d’une revenante étaient d’une réalité implacable et
terrible, comme l’était sa plaie variqueuse, elle ne pouvait ni en douter ni
les oublier :
« Si le sang Isabelle n’a pas, qu’il se
retourne aux veines du parjure, et la veine inférieure gonfle et noue et rompt.
Et que la plaie suinte et pue et souffre année après année à la jambe. »
Sa jambe suintait, sa jambe puait, et elle
souffrait alors qu’on lui changeait son pansement de charpie. « Et qu’elle
finisse et sèche et se ferme le temps d’une lunaison, de façon que les humeurs
pourrissent le corps en dedans, membre après membre, avant douloureuse mort. »
— Et veillez à ce que cette maudite plaie ne
se referme pas, gronda-t-elle à son chirurgien qu’elle martyrisait.
Car la duchesse de Brabant voulait vivre
suffisamment pour voir s’achever la malédiction vomie des enfers : « Si
le sang Isabelle n’a pas, qu’il se retourne au chef du suborneur, et sa tête en
dedans gonfle et noue et rompt, et qu’il en demeure hors de sens. Chaos, chaos,
chaos ! Que le sang se retourne et se déverse à flots en royaume hérétique !
Et le frère versera le sang de son frère. Et la mère reniera son fils. Chaos, chaos,
chaos ! »
La duchesse priait afin de voir le chaos en royaume
de France, les rivières de sang, les luttes fratricides et les reniements :
immense vaisseau à la dérive dont un roi fou serait le timonier. D’ailleurs le
suborneur, Charles VI, n’avait-il pas déjà rompu une veine en dedans de sa
tête ? Car il fallait être dément pour entreprendre l’équipée du voyage d’Alemanie.
*
De Saint-Ouen, Isabelle suivait elle-même la
progression du roi, informée par des courriers régulièrement détachés de la
grande armée. Libérée de sa grossesse, libérée de la Cour et de ses contraintes,
elle remontait avec ivresse son Alezane, courant la campagne à folles
chevauchées, inspectant son domaine sous la protection de Bois-Bourdon ; car
bien qu’elle eût nommé un régisseur pour sa Bergerie, elle entendait tout
connaître de ses terres et en contrôler l’administration.
Août s’achevait, septembre s’annonçait aussi chaud
que les deux mois précédents, et le ciel retenait ses eaux depuis juin. La
sécheresse était grande, les paysans multipliaient les processions, invoquant
saint Vincent pour faire tomber la pluie. Les fruits s’étiolaient, les foins de
regain étaient perdus. Dans les champs brûlés, les bêtes avaient
Weitere Kostenlose Bücher