Edward Hopper, le dissident
pourrait, au seuil d’un essai sur l’ esthétique de Hopper, écrire que ce qui caractérise son univers et son art, son œuvre, c’est, en Amérique, dans les premières années du nouveau siècle, dans le « paysage américain », le sentiment de la mélancolie et de la modernité. Cela est si fort, si profond, que cette œuvre, au-delà de la modernité, de ses métamorphoses, des circonstances, s’est élevée à la hauteur du mythe. Elle s’est intégrée au mythe très ancien, moderne, de la Mélancolie. Dans son atelier, près de la presse à l’un des bras de laquelle Hopper accroche son chapeau, j’imagine la gravure de Dürer : géométrie, compas, sphère, polyèdre, architecture, arc-en-ciel, chauve-souris, soleil et lumière, aurore, nuit et soleil que le souvenir de l’encre de la gravure et Nerval font imaginer noir, étoile énigmatique, cloche près d’un tableau de chiffres dont les sommes horizontales, obliques, verticales, forment un « carré magique » et dont quatre chiffres, en bas, au centre de la dernière ligne, disent la date de la gravure ; sable et verre d’un sablier, longue bête couchée, un chien, sans doute. Et cette figure ailée, triste, pensive, assise sur un bloc de pierre taillée, solitaire, ange qui sur terre se souvient du ciel dont il est en exil, âme de l’artiste, âme de l’homme. Est-ce une allégorie de l’alchimie, une allégorie du travail philosophique de l’artiste, qui serait un portrait de Dürer, de l’artiste ?
Ce que la gravure, toute gravure, nous rappelle en premier lieu, le murmurant si bas que nous ne l’entendons pas, c’est que si nous voulons voir ce que Dürer a vu tandis qu’il gravait, il nous faut regarder cette image dans un miroir. Toute gravure nous enseigne, si nous y réfléchissons, le sens du renversement . Toute image est miroir, du monde qui nous
entoure, de la scène du monde où nous jouons notre rôle et passons, mais, peut-être, de l’invisible. Le monde visible, le monde réel, la réalité, nous apparaît tout autre dès que nous le considérons comme une image reflétée, l’écho d’un monde invisible. Toute image est miroir, rappel du miroir, invitation au retournement de notre esprit : paroi de la Caverne, théâtre d’ombre. Toute image peut nous rappeler que nous ne connaissons ici-bas, le temps d’apprendre à vivre et de mourir, que dans l’obscurité et « comme dans un miroir ». Toujours l’essentiel est de l’ autre côté : passé l’horizon et en un lieu où il n’est plus d’horizon.
2
Étudier l’art
Il est allé à l’école, une école privée, à Nyack ; ses parents en avaient les moyens. Puis au collège : la High School . Quelle voie choisir, pour quel métier, quelle profession ? Il veut devenir peintre et ses parents en sont d’accord. Toujours il a excellé en dessin. Et quand ses parents lui offrent une boîte de peinture, il y écrit, avec son nom, qu’elle appartient à un futur artiste : « Would be artist . » Modestie, peut-être, ce conditionnel, would ; mais sans doute pense-t-il qu’il est déjà l’artiste qu’il veut être. On ne décide pas, on ne rêve pas, qu’on sera peintre ou poète, musicien, comme on aurait l’idée ou le projet de devenir avocat, militaire, commerçant ; ou ingénieur naval, comme il en eut la pensée ; on ne se voit devenir rien d’autre que ce qu’on est, déjà, pour soi-même : peintre, artiste. Ce n’est pas même une évidence. À sept ans, le tableau noir qu’on lui offre à Noël est son premier chevalet.
Ses parents aiment les livres et le théâtre, la musique. Dans leur jeunesse, ils auraient pu choisir une voie analogue à celle où veut s’engager leur fils. Ils n’y feront pas obstacle. Se souviennent-ils qu’une aïeule de Garett s’appelait Le Sueur ? Pour l’oreille et la prononciation du nouveau continent, on a changé Le Sueur en Lozier, mais c’est le nom d’Eustache
Le Sueur, grand peintre français, au XVII e siècle : ancêtre de Garett, ancêtre d’Edward. Il se peut que certains dons, certaines dispositions, se transmettent, resurgissent, à travers les générations. Pourquoi n’y aurait-il pas une ressemblance des âmes comme il est une ressemblance des visages ? Leur fils sera peintre, artiste, si tel est son désir, si c’est sa vocation, si Dieu le veut, mais il faut penser à gagner sa vie, à l’assurer. Il faudra concilier la passion et la prudence.
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