Edward Hopper, le dissident

accueillir l’avenir qu’il travaille, c’est à ne pas faire obstacle à l’entrée en lui de ce dont il doit être le serviteur : raison de sa venue au monde. En quoi il est « moderne ».
    C’est ce vers quoi nous allons qui fait se former en nous et apparaître ce que nous avons vécu. L’horizon est notre origine. Nous croyons être exhaussés par le passé, mais c’est l’avenir qui nous suscite, nous appelle, par notre nom ; comme à la fin des temps la trompette de l’ange ressuscitera les morts, les aimantant hors du tombeau, de la poussière. Le paradoxe est que, chez un artiste, ce à quoi il tend est en lui depuis toujours. Son travail, son œuvre est la révélation de cette présence : son accomplissement visible. Hopper avait ce sentiment, cette certitude.

    New York n’est pas loin de Nyack, mais à cent lieues. C’est un autre monde. Le monde ?
     
    Un an plus tard, Hopper entre à la New York School of Art, et pour y étudier, un an encore, l’illustration. La peinture, ce sera pour l’année suivante. Il serait bien étonnant que Hopper ne se soit glissé, parfois, impatient, dans l’atelier de peinture. Il passera six ans à l’École, alors que d’ordinaire la durée des études est deux fois moindre. En classe de peinture, deux professeurs auront sur lui la plus grande influence : William Merrit Chase et Robert Henri. Ils se font une certaine idée de ce que doit être la peinture, en Amérique, à ce moment : en somme, la peinture moderne. Ils peignent et enseignent à peindre d’une façon austère : beaucoup de noir, de bruns, et des éclats, forts et subtils, de lumière. Pour Henri : la brosse, forte, large ; l’une de ses références majeures est Manet ; sans doute, Vélasquez.
    Ils enseignent l’art de peindre, la technique, le savoir-faire ; leur enseignement est aussi d’ordre philosophique, moral, spirituel : se nourrir de l’art du passé comme de l’art moderne, n’étudier les maîtres que pour chercher et découvrir en soi ce qui en eux vous touche, s’affranchir de tout académisme, devenir son propre maître. « J’ai mis dix ans à me libérer de Henri », dira Hopper. Sans doute pensait-il à sa manière de peindre large et rugueux, sombre. Hopper, a dit un de ses condisciples, ou l’un de ses professeurs, était de ces artistes qui n’ont pas grand-chose à apprendre d’un enseignant : ils tirent d’eux-mêmes ce qu’ils ont à savoir. Autodidactes au sein de l’école. Chase et Henri appartiennent au groupe qui se nomme « The Eight », « les Huit ». Ils participent à ce
que leurs adversaires appellent Ash Can School  : « école de l’art-poubelle » ; non pour la complaisance qu’ils auraient pour l’ordure, l’infect, mais à cause du choix qu’ils font de prendre pour sujet les choses quotidiennes, la vie ordinaire, la réalité banale : le présent (même si tel d’entre eux s’inspire de la mythologie et s’apparente aux symbolistes). C’est sous leur influence, et dans ce courant, que se trouve l’origine du « réalisme » de Hopper.
    Ceux qui se moquaient des « Huit » et rejetaient leur peinture étaient les peintres de l’ancienne école américaine, des « académistes idéalistes », comme les définit Lloyd Goodrich, l’un des premiers admirateurs de Hopper. Ils s’attachaient à l’Amérique de l’autre siècle, rurale, à ses petites villes, ses paysages encore bucoliques. Contre eux, le mouvement des Huit fut une première forme de modernité. Leur parti esthétique impliquait aussi une attention à la vie difficile des gens, leur misère.
    Chase était un homme et un professeur impressionnant, fascinant. Hopper dira qu’il fascinait surtout les femmes et les jeunes filles. Il était impeccablement habillé et portait monocle, au bout d’un large ruban noir. Regard et monocle d’expert, infaillible. Un jour par mois, parmi ses élèves, il peignait devant le modèle. Façon de se poser en maître, de montrer sa propre méthode, mais aussi d’enseigner que rien ne s’obtient sans travail. On peut sans doute le reconnaître dans un portrait de Hopper intitulé Portrait of a Man with Spectacles (des lunettes remplaçant le monocle, magistral ; mais il portait aussi des lunettes). Le regard est implacable. Le col blanc, raide, et comme tranchant, a quelque chose d’une sentence. Cet homme, ce maître, est un juge. Est-ce lui qu’il faut
voir dans une peinture émouvante de