Elora
jusqu’à la châtelaine. Rien n’entamait jamais leur gaieté.
Âgée de vingt-cinq ans, Hélène, dont l’éclatante beauté s’était patinée, ne pouvait en dire autant.
La joie de vivre l’avait abandonnée depuis longtemps.
Des larmes lui piquaient les yeux, pourtant elle retardait l’instant d’ouvrir ce pli, le tournant et retournant entre ses mains fines, s’attardant sur l’écriture de son nom.
Cette lettre, cela faisait des années qu’elle l’espérait.
Elle trouva enfin le courage de glisser son index sous le cachet de cire. À peine eut-elle déplié le papier qu’une volute de parfum épicé submergea l’odeur de charogne imprégnée jusque-là dans les fibres. Un sanglot lui comprima la gorge tandis que ses yeux parcouraient les signes élégants, à l’image de l’homme qui les avait tracés.
À l’image du seul homme qu’elle ait jamais aimé.
« Mon amour, ma lumière,
Votre père, le baron de Sassenage, me l’avait promis le jour où nous nous séparâmes, contraints et forcés par la raison d’État, mais je l’avoue avec honte, j’avais cessé d’y croire.
Ballotté depuis des années, trahi, l’exilé que je suis était devenu amer.
Plus encore depuis que je demeure ici, à Rome, sous la surveillance du pape. Si cet homme représente votre Dieu, alors croyez-moi, ma douce, je ne suis pas fâché d’être resté musulman. Fourbe, cruel, débauché, il vit dans le stupre et la fornication. Et ses mensonges à mon égard ne se voyaient compensés que par la trompeuse liberté dont je jouis au Vatican. Fort heureusement, il m’a été donné de rencontrer de brillants esprits, comme ce Leonardo da Vinci ou encore le cérémoniaire Burckhardt. Ils sont devenus mes amis à l’instant où ceux qui soutenaient ma lutte disparaissaient les uns après les autres. Combien d’hommes mon frère, le sultan Bayezid, a-t-il fait assassiner pour me perdre ? J’ai depuis longtemps cessé de les compter.
À la vérité, j’étais las, mon Hélène, bien las de tout cela.
Songez que voilà quinze années que je fus dépossédé de mon trône en Istanbul, douze années que je suis captif et que les monarques d’Europe se disputent la rente que mon frère leur verse pour me maintenir engeôlé, et dix enfin que je vous espère.
Ce sont ces dernières années qui me pesèrent le plus. Aucune de vos lettres ne me fut donnée. Je sais que vous les avez écrites, quelques mots de votre frère Louis ou de votre père Jacques de Sassenage vous dépeignent apaisée, auprès de cet homme qui a bien voulu vous épouser pour nous sauver tous deux.
Hélène, mon Hélène, je prie Allah pour qu’Aymar de Grolée respecte son serment et vous rende votre liberté à l’instant où je vais enfin recouvrer la mienne… »
Le cœur d’Hélène bondit dans sa poitrine, la lettre lui glissa des mains. Elle ne lui laissa pas le temps de toucher le sol qu’elle la rattrapait, le souffle court, les yeux humides, comme un trésor inestimable que sa vie durant elle aurait convoité. Elle se remit à lire, plus palpitante et bouleversée encore.
« J’espère que, comme toutes les autres, cette lettre vous trouvera en bonne santé, prête déjà à nos retrouvailles comme j’en ai rêvé, à chaque seconde. Et cependant, à l’instant si proche du but, le doute m’étreint. Voulez-vous encore de ce prince qui ne cessa jamais de vous chérir comme la plus somptueuse des fleurs de son jardin ? Accepterez-vous de quitter cette vie, cette terre qui est vôtre pour devenir ma sultane ? Jamais ma mère, chrétienne, n’abandonna son culte. Vous garderez le vôtre ainsi que vous ave z, chez vous, accepté le mien.
Voici la grande nouvelle : le roi de France s’en vient pour reprendre Naples et me libérer au passage.
Je vous aime, Hélène.
Faut-il le rappeler encore ? C’est en caressant de nouveau votre visage que je vous le voudrais dire, hurler. Je vous aime. Et vous reviens bientôt pour mieux vous emmener…
Votre Djem, prince d’Anatolie, ce dix-huit août 1494. »
Un flot de larmes inonda le visage tourmenté d’Hélène. Elle pressa la missive sur son cœur transpercé de douleur. Une douleur incohérente, frappée d’un bonheur trop violent, trop longtemps disparu. Dix années. Dix années que les Hospitaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem avaient emmené le prince, le déplaçant de forteresse en forteresse dans tout le Dauphiné avant
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