Emile Zola
surexcitées de son organisme douloureux. Cet amour filial est si intense que la nerveuse petite fille sanglote de jalousie quand sa mère vient à caresser un autre enfant. Elle est à l'état de chloro-anémie. Sur le seuil de la puberté, la jeune fille s'arrête comme frappée. Une langueur invincible l'envahit, succédant à des ardeurs passagères. Les chairs s'amollissent. La peau prend des tons de cire. Un sang pâle, déchargé de fer, fait battre à peine ses artères. Voilà pour le physique. Le moral n'est pas moins atteint. Impressionnable à l'excès, Jeanne est restée deux jours frissonnante, au retour d'une visite de charité à un vieillard paralytique. Quand un orgue vient à jouer dans le silence des rues voisines, elle tremble et des pleurs mouillent ses yeux. Une nuit, à la clarté bleuâtre et calme d'une veilleuse, tandis que tout dort dans le paisible quartier de Passy, Hélène Grandjean, la mère, s'éveille à un cri sourd de l'enfant : Jeanne, raide, les muscles contractés, les yeux grands ouverts, dans une fixité sinistre, se tord sur son petit lit.
Folle, navrée, hors d'elle-même, demi-nue, la mère crie au secours, et comme le secours ne vient pas, elle court le chercher. Elle descend, en pantoufles, dans la rue que couvre une neige légère tombée le soir, sonne à une porte voisine et trouve un médecin, le docteur Deberle, qu'elle entraîne en veston, sans cravate, sans lui permettre de se vêtir davantage. C'est l'amour, c'est l'amant, qu'elle ramène ainsi à la maison.
Au chevet de l'enfant, le médecin et la mère se voient, sans se regarder, et se reconnaissent sans s'être jamais rencontrés. Il y a des attractions d'âmes. Ils ne se parlent pas. Ils ne quittent pas l'enfant des yeux.
Cependant, ils se devinent, et, si leurs regards s'évitent, leurs cœurs se cherchent. Cette première et définitive entrevue s'accomplit dans une chaste pénombre. A la fin seulement, le docteur se décide à contempler Hélène, et il admire cette Junon chataîne, dont le profil blanc a la pureté grave des statues. Son châle a glissé, et une partie de sa gorge apparaît, éblouissante et ferme. Les bras sont nus. Le jupon est mal attaché. Une grosse natte de ses beaux cheveux, d'un châtain doré à reflets blonds, a coulé jusque dans les seins. Il voit tout cela. Elle, à son tour, examine le docteur, et s'aperçoit qu'il a le cou nu. Hélène alors, faisant un retour sur sa nudité chaste de mère affolée, remonte son châle et cache ses seins ; le docteur boutonne son veston, et tous deux se quittent, laissant l'enfant, calmée, endormie, et seulement surprise de voir un homme à son chevet, dans la nuit, auprès de sa mère. En s'en allant, le docteur emporte avec lui comme une odeur de verveine qui montait du lit défait et des linges épars dans cette chambre de femme, dont sa profession lui a permis de violer l'intimité, et cette odeur-là ne le quittera plus, jamais plus.
On a comme cela, dans la vie, des parfums qui décident d'une existence.
L'enfant guérie, il convient de remercier le médecin. La mère mène sa petite Jeanne chez M. Deberle. Une intimité s'établit. Il y a des liaisons fatales. La femme du médecin, Juliette, une caillette parisienne qui, selon la formule de nos légères aïeules, babille, s'habille et se déshabille tout le jour, et ne pense à rien autre, la reçoit fort gentiment. La gravité d'Hélène plaît fort à cette évaporée, qui court les premières représentations et les assemblées de charité, joue la comédie de salon, organise des ventes de bienfaisance, caquette au sermon ou coquette sur la plage de Trouville, et finit, faiblesse où le coeur n'est pour rien, par se laisser aller à un rendez-vous périlleux dans la chambre suspecte d'une maison douteuse. Elle accepte Hélène comme repoussoir. Elle la plaisante aussi. Elle la compare à son mari, le docteur, toujours quelque peu froid et posé. «Vous vous entendriez bien tous les deux», dit-elle en se moquant. Le moment n'est pas loin où cette hypothèse va devenir une réalité.
Il passe par la tête de cette éventée de Juliette, qui a la satiété des fêtes mondaines ordinaires, de donner un bal d'enfants. Le bal a lieu en plein jour, dans le grand salon noir et or, aux volets soigneusement clos, et entièrement éclairé, comme pour une fête de nuit. À un moment de ce bal d'enfants, les grandes personnes qui y assistent se trouvent dispersées, assises ou
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