Emile Zola
collectif. On pourrait reprocher à l'auteur, tout en généralisant l'abrutissement de la classe ouvrière par le comptoir, et les terribles breuvages qu'on y débite, d'avoir pourtant pris pour point de départ un fait d'exception. Ce n'est pas tant l'alcool que la fatalité qui cause la déchéance de Coupeau et de Gervaise. L'Ananké antique domine toute la tragédie. C'est un accident qui entraîne la dégringolade morale et matérielle du couple. Coupeau était un bon ouvrier, rangé, laborieux, sobre surtout.
Quand il lui fallait trinquer avec les camarades, on est homme, donc sociable, et l'on ne saurait refuser une politesse qu'on doit ensuite rendre, il ne prenait que des boissons inoffensives. On le surnommait Cadet-Cassis, parce qu'à la verte et à la jaune qu'on servait aux amis il substituait le doux cassis, une consommation de dames. Gervaise était vaillante et tendre. Le bonheur logeait dans la maison. Une chute, un accident du travail, qui aurait pu ne pas se produire, le fait à tout jamais déguerpir. C'est parce que Coupeau est blessé, parce qu'il a le loisir de la convalescence, qu'il se met à fréquenter l'Assommoir, qu'il se laisse agripper par la machine à saouler, perdant le goût du travail en prenant celui de l'alcool. Si Coupeau n'eût pas été précipité d'un échafaudage, il eût continué à boire du cassis et eût offert, jusqu'à la fin de ses jours, avec sa Gervaise, le modèle du ménage ouvrier. Ce n'est donc pas le cabaret du père Colombe, qui est cause de la chute morale de ces deux infortunés, mais la chute matérielle, la tombée du tréteau. Supprimez l'accident, et le cabaret, l'Assommoir perd son relief romantique et sa couleur truculente. Zola préoccupé, en écrivant l'Assommoir, de peindre la vie ouvrière de Paris, voulait montrer les ravages que fait l'alcoolisme dans le monde du travail ; une moralité, un avertissement, et un enseignement social pouvaient en provenir. Et pourtant, la seule pratique leçon à tirer du livre, c'est que l'ouvrier doit éviter de dégringoler d'un échafaudage.
Il est vrai que les livres comme celui-ci ne doivent avoir aucun but moralisateur, aucune tendance utilitaire, et que nous n'avons à demander à l'auteur que du talent, et au roman que d'être intéressant et beau, d'être oeuvre d'artiste, et, non sermon de prédicant.
L'Assommoir n'est pas le meilleur, mais il est le plus violent et le plus impressionnant des romans de Zola. Il est demeuré le plus notoire, sans être pourtant celui qui se soit le plus vendu. Mais, à coup sûr, c'est celui qui a attiré le plus d'injures à son auteur, par conséquent la plus grande célébrité. Toutes les pierres qu'on jette à un écrivain finissent par former un haut piédestal, sur lequel il se trouve tout naturellement hissé, et d'où il domine la foule. Un moment vient où les pierres ne l'atteignent plus, il est trop haut, et le lapidé devient le glorifié.
Zola ignoré, et, ce qui pis est, méconnu, fut, du jour au lendemain, grâce à l'Assommoir, une puissance. Il connut la roche Tarpéienne à rebours : on le précipita, comme infâme, dans le gouffre, et il se trouva, comme par un miracle, relevé et transporté immédiatement au Capitole. La haine et la sottise se trompent heureusement parfois dans leurs calculs et dans leurs guets-apens.
Zola n'eut pas une bonne presse, au lendemain de l'apparition de son livre. Elle fut, pourtant, excellente, mais, par surprise, et sans qu'il y eût, à cet égard, bonne volonté et complaisance intentionnelle. Aucune qualification désobligeante ne lui fut épargnée. On le proclamait roi de l'ordure et empereur des pourceaux. C'était, pour les uns, le plus dégoûtant des pornographes, et, pour d'autres, un insulteur d'ouvriers, bref un infâme, un scélérat, Zola-la-Honte !
Le plus répandu des journaux parisiens caractérisait ainsi l'oeuvre et l'auteur :
À l'encontre de ce personnage des Contes de fées qui changeait en or tout ce qu'il touchait, M. Zola change en boue tout ce qu'il manie...
M. Jules Claretie, pourtant classé parmi les bénins, lançait cet anathème :
Une odeur de bestialité se dégage de toutes ses oeuvres. Ses livres sentent la boue. C'est du priapisme morbide...
Le grand critique du Temps, M. Edmond Schérer, écrivait doctoralement :
On assure que Louis XIV aimait l'odeur des commodités ; M. Zola, lui aussi, se plaît aux choses qui ne sentent pas bon...
Pour M.
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