Emile Zola
défini ainsi : «oeuvre intime et de demi-teinte.» Demi-teinte ne semble pas absolument juste : tout étant éclairé comme il convient.
Est-ce une figure de demi-teinte que cette épouvantable mère Fétu, geignarde hypocrite, fausse indigente, sensuelle, cupide, gourmande, Macette à l'eau bénite, marmottant, avec des yeux libidineux, des oraisons suspectes et des pollicitations équivoques, mêlant les choses de sacristie aux histoires du boudoir. Ce Mercure femelle, dont le caducée est un chapelet, provoque, au sortir de la chapelle, les rencontres entre les gens qui s'aiment et n'osent pas se le prouver. La pieuse proxénète les encourage, les excite, leur montre du doigt l'alcôve propice, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sans oublier d'ajouter : Ainsi soit-il ! en tendant sa main crochue, façonnée à tous les vices et à toutes les recettes.
Hélène, cette majestueuse et sereine veuve, aux lignes sculpturales, à l'attitude de déité douce, pensive et triste, n'apparaît-elle pas en pleine lumière, à toutes les pages du récit, avec tout son relief et toute son intensité de vie et de passion ? Il en est de même des autres personnages, même de ceux du deuxième plan, comme le petit soldat Zéphirin, au dos rond, aux joues énormes, balourd et sentimental, rustre couvert d'un uniforme, meilleur à la cuisine qu'au camp, épluchant les légumes, astiquant les cuivres, ou ratissant le jardin, pour faire sa cour à la cuisinière Rosalie, qu'il épousera, peut-être, quand il aura son congé.
Je suppose qu'Émile Zola, en se servant de cette expression : «oeuvre de demi-teinte», a voulu désigner une oeuvre douce, où la passion a des sourdines, où les orages éclatent dans le lointain et ne font entendre qu'un roulement assourdi. En cela il se serait trompé. Une Page d'Amour, malgré son titre paisible, est l'un de ses romans les plus vigoureux. Si l'on n'y retrouve ni la crudité voulue de l'Assommoir, ni l'élégante brutalité de la Curée, ni la fièvre extatique de la Faute de l'abbé Mouret, la vie n'y est pas moins manifestée avec toute son outrance ; les passions s'y bousculent dans les mêmes paroxysmes. Ce n'est pas absolument une oeuvre douce et charmante que Une Page d'Amour, c'est une œuvre puissante, presque violente. Ne nous laissons pas abuser par les allures posées et de bon ton des personnages. Ils ne marchent point fendus comme des compas et poussant de tragiques exclamations ; les sentiments qui les meuvent et les torturent en sont-ils moins véhéments ? On ne voit pas leur sang couler, les blessures n'en sont pas moins profondes, et les coups bien portés à fond.
Descendez, la lampe de l'analyse à la main, dans cet étrange et maladif coeur de fille de onze ans et demi, qui s'agite, secouée par les crises spasmodiques de la chlorose à sa dernière période, et demandez-vous si ce drame n'est point poignant et terrible, qui, commencé au bord du petit lit de fer de la malade, trouve son dénouement au fond de cette bière d'un mètre et demi, où l'on couche pour toujours la petite morte ?
L'art moderniste, que Zola désignait sous le terme aujourd'hui démodé de Naturalisme, par la simplicité et la puissance de ses moyens, parvient ainsi à montrer, dans leur puissante réalité, les drames de tous les jours, ceux qui se nouent et s'accomplissent sous nos yeux, et que souvent nous ne voyons pas, ou plutôt que nous ne voulons pas voir, habitués que nous sommes au fracas, à la mise en scène, aux oripeaux, aux grandes phrases et aux sentiments à panaches et à perruques. C'est par ce rayonnement universel de l'art moderne que l'épopée et la tragédie, jadis domaine exclusif des crimes et des passions des rois, sont devenus la conquête de la réalité. C'est par cette transfiguration puissante de la vie contemporaine que les souffrances et la mort d'une enfant de onze ans ont l'ampleur tragique du sacrifice d'une Iphigénie, victime, elle aussi, des crimes et des vices héréditaires. Deux êtres qui s'aiment, une petite fille qui souffre de cet amour et qui en meurt, il n'en faut pas plus au romancier pour laisser une oeuvre belle et durable. N'a-t-il pas suffi, d'après Musset, pour que le néant ne touche point à Raphaël, d'un enfant sur sa mère endormi ?
L'intérêt poignant qui se dégage d'Une Page d'Amour, gît tout entier dans la lutte affreuse qui s'engage dans l'âme de la petite Jeanne. La jalousie, une jalousie
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