Emile Zola
défendus comme la sous-préfecture beauceronne, il aurait fallu six mois, un an peut-être, aux vainqueurs pour arriver jusqu'à Châteaudun même, et la face des choses eût probablement changé. Il est bien difficile de conquérir un pays qui n'accepte pas d'avance la conquête. Napoléon, malgré son génie et ses invincibles grognards, en fit l'expérience devant Saragosse.
Tous ces grands et douloureux épisodes de l'invasion de 1870 ont été brossés avec une vigueur et une sincérité intenses par Zola, et sa fresque émouvante de la Débâcle demeure jusqu'à présent, à côté de morceaux fort estimables, comme le Désastre, des frères Margueritte, et de superbes et réconfortants récits, comme les Feuilles de route, de Paul Déroulède, le meilleur et le plus véridique de nos tableaux d'histoire contemporaine.
Avec son procédé de synthèse ordinaire, Zola a résumé en quelques personnages typiques l'âme des foules. Maurice Levasseur, dont j'aurais personnellement mauvaise grâce à contester la vraisemblance-ayant été avocat, volontaire, et caporal, comme lui en 1870,-personnifie le patriote que les événements ballottent et qui se sent, atome impuissant, emporté dans le tourbillon des faits. Jean, le rustique vaillant, débrouillard et doux, c'est le soldat résigné, qui marche dans le sillon de la gloire ou de la défaite, de son même pas de boeuf résistant qui s'en va aux champs. Weiss, pacifique et raisonnable, raisonneur aussi, comptable à lunettes, qui, exaspéré, finit par prendre un fusil, joue sa vie en partisan, et meurt en héros, se dresse, figure exceptionnelle, sympathique, admirable. Zola, dans les pages qui racontent le dévouement de ce civil à la patrie, sa résolution superbe et son exécution en présence de sa femme, qui se cramponne désespérément à lui, a donné une note émue et profondément attristante. Malheureusement, ce bon citoyen, ce grand et obscur patriote est un peu une figure romanesque. Mes camarades et moi, nous avons plutôt rencontré Fouchard et Delaherche, par le hasard des routes.
Le personnage le mieux composé, le plus vrai, le plus humain, et qui vous va au coeur, n'est-ce pas cette brute valeureuse de lieutenant Rochas ? Voilà un soldat ! Il ne veut pas douter un jour. Il ne permet pas qu'on suppose un instant que des Français puissent ne pas être vainqueurs, et toujours ! Il est glorieux, il est vantard, il est bruyant, insupportable et sublime. Même quand les canons des fusils s'abaissent de toutes parts sur sa poitrine, il se croit victorieux. Il le serait, s'il n'était pas seul de sa foi. Il témoigne bien d'une certaine surprise à voir la façon nouvelle de se combattre. Il se sent vaguement tombé dans un piège. Son âme, plus haute que la fortune, résiste. Ce Don Quichotte de l'honneur français, qu'on peut railler, et que Zola n'épargne pas, lorsqu'il nous le montre toujours prêt à conquérir le monde, un vieux refrain de victoire aux lèvres, entre sa belle et une bouteille de vin, nous soulage de l'oppression issue du spectacle de tous ces gens qui s'évanouissent, ou qui demandent grâce. Au milieu de tous ces fuyards, Rochas s'obstine à vouloir marcher en avant. Seul il se tient debout quand les autres se jettent à plat ventre. Dans le spasme final, du fond de Givonne, il crie encore : «Courage, mes enfants, la victoire est là-bas !» Sa fin est émouvante, et c'est le passage qu'il convient de citer :
D'un geste prompt cependant, il avait repris le drapeau. C'était sa pensée dernière, le cacher pour que les Prussiens ne l'eussent pas. Mais bien que la hampe fût rompue, elle s'embarrassa dans ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la mort, il arracha la soie du drapeau, la déchira, cherchant à l'anéantir. Et ce fut à ce moment que, frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s'affaissa parmi ces lambeaux tricolores comme vêtu d'eux...
Avec lui finissait une légende.
Pauvre brave Rochas ! il console, il repose de ces Choutreau et de ces Loubet, encore un nom malencontreusement choisi, comme celui du pétomane de la Terre, que Zola a si impitoyablement dessinés. L'auteur de la Débâcle croit que la légende est finie avec le brave lieutenant. Elle renaîtra, et d'autres Rochas reprendront la tradition absurde, extravagante, stupide peut-être, mais grande et profitable, des héros humbles dont l'enthousiasme est la force et le sacrifice le bonheur. C'est
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