Emile Zola
qu'elle s'est laissé faire, parce qu'elle n'a pas serré les jambes, et mordu l'agresseur, ainsi que doit se comporter la fille qui ne veut pas qu'on la prenne. Civils et militaires ont été au-dessous de la tâche, au-dessous du devoir. Je ne parle pas seulement des traîtres avérés, comme Bazaine, ou des nullités comme Mac-Mahon. La masse du pays, soldats, caporaux, capitaines, ingénieurs, maires, propriétaires, cabaretiers, paysans, tout le monde, selon son grade, a sa part dans la défaite. Ils ont pu se montrer héroïques individuellement, se sacrifier ici et là, faire leur devoir, pékins ou troupiers, et avoir leur part de sacrifice et leur couronne de martyrs. Mais, considérée dans son ensemble, prise en bloc, jugée d'ensemble et de haut, cette masse énorme ne s'est pas défendue. Elle pouvait tout arrêter, tout écraser, en résistant, en demeurant dense et ferme : elle s'est effritée, elle s'est étiolée, au premier choc ; avant même ! Elle a accepté l'invasion avec un fatalisme tout musulman. Les vivres, les lits, les boissons, l'argent, les égards même, et les bonnes filles aussi, ont été mis en réserve sur le passage de nos hommes en débandade pour les Prussiens. On les attendait. Dans certains villages, on pensait, avec espoir, qu'ils apportaient la paix, et peut-être le roi, derrière leurs caissons ; dans d'autres, on se disait avec satisfaction qu'ils payaient bien les denrées, les verres de vin, et que leur présence faisait «aller» le commerce.
Avec l'intensité de sa vision qui lui a permis, ayant visité quelques heures une mine, d'en tracer un ineffaçable tableau, l'auteur de Germinal a merveilleusement rendu ce tableau de la lâcheté et de la cupidité paysannes, au contact de l'ennemi. Son père Fouchard, se barricadant et braquant son fusil sur ses compatriotes affamés, résume le rustre des départements envahis. Ah ! si l'on avait seulement fusillé quelques douzaines de maires et de commerçants de la Moselle, de la Meurthe et des Ardennes, d'abord, en attendant, puis ceux des environs de Paris, et en même temps, si l'on avait, tous les matins, fait fonctionner le peloton d'exécution pour les généraux coupables d'être vaincus, pour les officiers trop disposés à prévoir la défaite, pour les mauvais soldats qui se plaignaient sans cesse, et jetaient la panique dans les rangs, dans la nation tout entière, la France n'eût pas été éventrée du premier coup.
Non ! en dépit de quelques magnifiques résistances isolées, on ne s'est pas défendu, on n'a pas été «vendu», comme le criaient les lâches et comme le répètent encore aujourd'hui les imbéciles, on s'est livré. On a dit aux ennemis : Donnez-vous donc la peine d'entrer !
Et ils nous ont écoutés. Oh ! avec hésitation, avec crainte même. On ne s'aventure qu'avec circonspection dans l'antre du lion, même quand il est blessé, au fond de son trou cerné, et qu'il semble n'avoir plus ni dents ni griffes. Jusqu'au jour de l'insulte suprême, la parade, au seuil de Paris, du Ier mars, les vainqueurs ont redouté un réveil, qui ne vint pas.
La bête était endormie pour longtemps. Elle dort encore.
Il y eut sans doute, et cela sauva l'honneur, protégea la façade, des héroïsmes individuels surprenants et des dévouements locaux admirables.
Ces sacrifices exceptionnels ne sauraient faire contre-poids à la défaillance à peu près universelle. Certes on a raison de glorifier la résistance de Châteaudun. Mais en réfléchissant, n'y a-t-il pas quelque honte en cet exemple unique, et s'il y avait eu cent Châteaudun en France, ne devrait-on pas estimer cette défense multipliée comme toute simple et logique ? Encore doit-on considérer que les habitants mêmes de la ville indomptable estimèrent inutile et désastreuse l'héroïque obstination d'une poignée de francs-tireurs parisiens, sous le commandement d'un Polonais, Lipowski. Ces lascars mal vus, et secrètement désavoués, parvinrent à barrer la cité malgré ses citoyens. C'est par un abus de la force, une émeute de patriotes, venus on ne savait d'où, que les notables n'ont pu ouvrir les barricades, à la première sommation des Prussiens. Si toutes les villes, tous les villages, sur le passage des envahisseurs, avec ou sans le concours des habitants plus soucieux de la sauvegarde de leurs immeubles, de leurs boutiques, de leurs écus, que du salut de la France, eussent été transformés en redoutes, et
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