Emile Zola
la Grèce que les bardes du Nord, et ne parlerait «ni de Phoebus ni de Phoebé». Chénier est placé justement à un rang mixte, dans la radieuse théorie de nos poètes. Il est confondu tantôt avec les classiques, tantôt avec les modernes, comme ces officiers d'une armée en marche, qui, placés entre deux bataillons, semblent tour à tour appartenir à la dernière file du premier et ouvrir l'avant-garde du second. Il fut le poète de transition. L'antiquité charmait André. Il butinait tout le miel de l'Attique. C'était d'ailleurs le goût de son temps. Beaucoup d'hommes de la Révolution citaient les Grecs et les Romains à tout instant, dans leurs terribles harangues. Ils ne les prenaient pas seulement comme modèles à la tribune, ils cherchaient aussi à les imiter dans leurs actes, et les dévouements, les héroïsmes, les déclamations, les allures, majestueuses ou farouches, des hommes de Plutarque et de Tite-Live étaient, aux constituants et aux conventionnels, familiers. Mais, au milieu de cette imitation du passé, que de nouveautés formidablement neuves ! Chénier ne pouvait échapper à la poussée de son siècle vers une société renouvelée, et, si le vocabulaire demeurait vieillot, que de faits, que de sentiments, que de désirs et d'exaltations, d'une nouveauté saisissante à célébrer, à flétrir, ou simplement à narrer pour la postérité ! De là, le vers fameux, résumant la poétique révolutionnaire de l'auteur du poème de l'Invention : «Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.»
Zola réfute cette théorie, pour lui trop juste milieu, et plus radical, il salue l'homme de génie,-il s'annonce peut-être,-qui se lèvera un jour, disant : «Sur des pensers nouveaux faisons des vers nouveaux.» Il souhaite, par exemple, pour exprimer l'amour, des expressions où le passé n'entrerait pour rien, des vers où l'âme seule parlerait, et n'irait pas, pour peindre ses joies et ses tourments, emprunter de banales images, «en un mot, une poésie amoureuse, dit-il, assez digne pour ne pas être ridicule, une poésie qu'on oserait réciter aux pieds de celle que l'on aime, sans crainte qu'elle éclate de rire».
C'est déjà toute la formule de l'école naturaliste, suggérée par André Chénier. En même temps, se dressait, devant l'imagination en travail du débutant de lettres, comme un plan considérable, presque gigantesque.
Il concevait l'idée du poème synthétique. C'était la révélation de son tempérament généralisateur. Il imaginait grand. Bien que produisant seulement, à cette époque, des contes rimés d'après Musset, Paolo, Rodolpho, l'Aérienne, il rêvait d'un vaste poème, cycle de l'humanité.
Le titre était : la Chaîne des Êtres. Sous cette formule abstraite, vaguement mystique, faisant songer à quelque divagation philosophico poétique, évoquant les oeuvres nébuleuses d'Edgar Quinet ou de Pierre Leroux, qu'il n'avait d'ailleurs probablement jamais lues, il voulait chanter la Création et ses développements. Trois chants divisaient l'oeuvre, intitulés : le Passé, le Présent, le Futur. Dans le Passé, il dépeignait le chaos, les convulsions de l'univers primitif, les bouleversements géologiques, les cataclysmes neptuniens et plutoniens.
Il eût mis les découvertes scientifiques modernes à contribution. Le second chant, le Présent, c'était l'histoire de l'homme, pris à l'état sauvage, et raconté jusqu'à l'actuelle civilisation. La physiologie et la psychologie auraient fourni les éléments de ce chant. Dans le Futur, il célébrait l'avenir meilleur et l'être plus parfait. Avec Charles Fourier, il admettait le progrès, non seulement moral, mais physique. La créature actuelle ne pouvait être le dernier mot du Créateur. Il n'était pas possible que la formation des êtres fût achevée, et que la création eût atteint son dernier échelon. La science, qui constate l'évolution et le transformisme continus des corps de la nature, car, sous nos yeux même, il s'accomplit des cataclysmes lents qui nous échappent en partie, n'aurait pu que ratifier, au moins dans son principe, la vraisemblance de cette hypothèse pratique.
C'était là une rude tâche, et une ambition peut-être extravagante.
Mais l'audace était intéressante. Probablement, s'il eût écrit ce poème gigantesque, l'auteur n'eût réalisé qu'une lourde et ennuyeuse conception, vouée à l'indifférence et à l'oubli. Un poète nébuleux et demeuré
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