Emile Zola
cents francs. C'était un beau prix pour un critique littéraire. Zola, qui avait aussi, en secret, envisagé, avec son énergie instinctive, l'éventualité d'un insuccès, la possibilité d'un renvoi après l'essai d'un mois accordé par Villemessant, sentit son ambition croître avec la réussite. Il n'avait pas, un instant, regretté son départ volontaire de la maison Hachette. A présent, il s'en réjouissait. Il se sentait léger, confiant, et, comme le Satyre de Victor Hugo, rejetant dans la nuit les sombres pieds du faune, l'employé affranchi, le commis si longtemps aptère, condamné en apparence à ramper, toute son existence, dans les couloirs étroits d'une administration, allait prendre son vol libre, et bientôt puissant, dans le plein espace de la littérature, de la critique, du roman, du théâtre ! Le monde s'ouvrait devant lui comme une plaine infinie qu'on domine. Il planait. Les vingt-cinq louis, qui carillonnaient doucement dans son gousset, peu habitué à de tels alleluias, ne l'alourdissaient pas dans son envolée, au contraire.
C'était le lest qui lui permettait de garder l'équilibre, et de mesurer sa force ascensionnelle.
La possession de ces pièces d'or lui ôtait l'hésitation et le doute, entraves qui paralysent, et font trébucher tant de débutants sur la route du succès. Puisque M. de Villemessant lui avait fait régler spontanément, sans être sollicité, et d'une façon aussi large, ses articles de livres, c'est qu'il l'appréciait, c'est qu'il lui reconnaissait du talent. Il en avait, c'était entendu ; lui, Zola Émile, n'en doutait pas. Mais ce qu'il fallait, c'était que ce talent, la direction du Figaro, les lecteurs de l'Événement, enfin le grand public, fussent également disposés à le reconnaître, à le proclamer. Les cinq cents francs signifiaient tout cela.
C'était comme un certificat métallique, un diplôme qui, supérieur à plus d'un parchemin universitaire, nourrissait son homme.
On doit, à la guerre, ne pas s'endormir sur la position conquise, et il faut se battre après s'être battu. C'est le meilleur moyen de fixer la victoire. Dans le journalisme, au théâtre, c'est la même chose. Il faut sans cesse recommencer la bataille et tenter de la gagner toujours. Zola se rendit au cabinet directorial, avec l'aplomb du vainqueur, et proposa hardiment au patron de «faire le Salon» au Figaro. C'était un gros morceau : la critique d'art en ce journal si répandu, et la requête pouvait sembler audacieuse. Un pensionnaire de la Comédie-Française, entré de la veille pour jouer les utilités, demandant tout à coup l'emploi du Doyen ou le premier rôle dans la pièce nouvelle, n'eût pas produit plus d'effarement, au foyer de la rue Richelieu, que Zola, le petit commis-libraire, qui avait réussi à faire passer dans le journal les extraits des bouquins de sa boutique, par le nom de l'auteur ou le sujet signalés, et qui n'était même pas considéré comme étant «de la maison», se permettant de demander au patron la place de «salonnier» !
Et l'effarement fut au comble quand on vit la suite. Le patron, qui aimait les nouvelles figures, et traitait ses rédacteurs comme un tenancier ses filles d'amour, dont la dernière arrivée est toujours fêtée et prônée, accorda tout de gô la situation demandée. Avec sa grosse voix et ses roulements d'épaules, jovial et dominateur, il cria, en entrant dans sa salle de rédaction, au nez des journalistes ébahis :
-Ah ! elle est bien bonne, celle-là !... Savez-vous, mes vieilles volailles, c'était son vocable d'amitié et de bonne humeur, ce que vient faire ici ce cadet-là ?... Eh bien ! il vient vous faire la barbe à tous ! Il a du talent à revendre, ce marque-mal ! Il a l'air sournois et grognon ! Une dégaine de pion renvoyé ! Avec ça, il est myope, et le voilà ficelé comme un cordonnier... Ça ne fait rien, il vous fera le poil à tous... c'est lui qui aura le Salon !... termina-t-il, en relevant la basque de sa jaquette et en se flanquant une lourde claque sur sa grosse fesse, ce qui était sa façon la plus cordiale de témoigner sa satisfaction. Avec ses familiarités d'excellent homme, bourru bienfaisant, Villemessant présentait, poussait en avant, dans la salle de rédaction, Zola, timide d'aspect, craintif de maintien, hardi en dessous, ne doutant pas un seul instant de sa force, de son pouvoir, avec des ambitions de Sixte-Quint pénétrant dans le conclave. Les
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