Emile Zola
abîme entre le rapide de Marseille et le char qu'Automédon dirigeait ; la distance n'est pas grande qui sépare une églogue de Virgile de la rencontre de Miette et de Silvère, au puits de la Fortune des Rougon.
Pourquoi tel artiste, tel privilégié susceptible de devenir un ouvrier d'art, au lieu de demeurer un manoeuvre, s'adonne-t-il à une spécialité et prend-il pour instrument la plume et non le pinceau, et inversement ?
Le hasard, l'imitation, les encouragements des camarades, dans l'art comme dans les carrières nullement artistiques, où s'observe un choix analogue, sans raison apparente ordinairement, décident de la localisation des aptitudes. Zola aurait pu faire un auteur dramatique, égal au romancier qu'il est devenu, mais il lui fallait, pour cela, concentrer son énergie sur des sujets scéniques, préparer, étudier des actions et des caractères susceptibles de se développer dans le cadre conventionnel et limité de quelques heures de spectacle ; il lui eût fallu aussi bander, vers un autre but, cette arme de la volonté qu'il possédait plus que tout autre, et viser, au lieu du roman, le théâtre.
Il n'est pas douteux qu'il aurait mis plus d'une fois dans le mille, l'adroit archer.
Il fut détourné de ce but-là, d'abord par les difficultés, qu'on pourrait nommer subjectives, de l'art théâtral, c'est-à-dire la trouvaille des sujets, l'étude et le rendu des caractères, le choc des situations, le mouvement des personnages et le choix de leurs faits et gestes, devant, dans leur synthèse mimée et parlée, fournir l'analyse de leurs sentiments, de leurs pensées, de leurs individualités. Ensuite, il rencontra, lui barrant la route, les obstacles extérieurs et matériels, contre lesquels plus d'une intention scénique s'est brisée net : la confection définitive de la pièce, sa mise au point pour l'optique des planches, et enfin les démarches, les attentes, les sollicitations et les tiraillements, avant d'être joué, afin de l'être.
La volonté n'est pas l'audace. Zola était un grand timide. Les fameux «hommes de théâtre» sont généralement des gaillards résolus, sceptiques, marchant carrément dans la vie, le chapeau sur l'oreille, ayant beaucoup de l'aplomb du commis-voyageur, exhibant la crânerie du candidat politique : voyez les deux Dumas, l'un exubérant, l'autre froid théoricien ; Scribe intrigant et souple ; Victorien Sardou alerte et séduisant ; Maurice Donnay cambriolant l'Institut avec la pince-monseigneur de feu Salis ; Alfred Capus proclamant sa veine et faisant, avec ses allures félines, et son sourire bénin, le fracas du joueur chançard, tous ces triomphateurs de l'arène théâtrale sont des lutteurs rudement musclés, et dont pas un n'a jamais eu froid aux yeux, ni crampe aux mollets. Zola n'était pas taillé pour se mesurer avec ces Alcides du plateau, et il n'était pas surtout disposé à leur disputer la place.
Il ne pouvait supporter de paraître combattre dans un rang secondaire. Il s'était reconnu, la vingt-cinquième année sonnée, peu apte à devenir un poète lyrique de premier ordre : il cessa d'écrire en vers ; il plongea dans un tiroir, comme dans un bocal où l'on conserve un embryon, ses poèmes avortés de l'Amoureuse Comédie, qui lui avaient donné tant de joie, lors de la conception. Tournant le dos, en apparence, au romantisme des Contes d'Espagne et des Orientales, il marcha, droit et triomphal, sur la voie qu'il venait de doter de cette désignation neuve et sonore : le naturalisme. Là, il se sentait robuste et maître. Rien ne pouvait l'arrêter, et les obstacles qu'il démolissait, quand il ne voulait pas se donner la peine de les écarter, lui donnaient la force et la confiance pour franchir ou supprimer ceux qu'il viendrait à rencontrer par la suite.
Il avait constaté son peu d'aptitude au roman-feuilleton. Un genre, pourtant productif et susceptible d'agir sur les grandes masses de lecteurs. Les Mystères de Marseille furent son unique tentative en ce genre. Il ne se sentait pas davantage la force de donner, chaque jour, un article d'actualité, soit politique, soit littéraire. Il cessa donc pareillement de faire du journalisme courant, car, bien qu'il ait beaucoup écrit dans divers journaux, et qu'il ait collaboré à l'un des plus répandus, le Figaro, il y fit plutôt ce qu'on nomme, et c'était un des titres qu'il avait lui-même choisis, des «campagnes» que des articles dans le goût de
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