Emile Zola
certaine autorité.
Rassurez-vous, mon cher confrère. Cette autorité, je n'en userai pas pour vous barrer le passage, pour obstruer, comme vous dites. Aussi bien serait-ce peine inutile. Le public n'est pas si idiot que vous dites, et il sait bien aller, sans moi et malgré moi, où il s'amuse.
Si jamais vous écrivez, au théâtre, une oeuvre qui le prenne par les entrailles, j'aurais beau me mettre en travers, le public me passerait sur le corps pour aller l'entendre.
Mais, croyez-le bien, je me rangerais d'abord et sonnerais la fanfare sur son passage. Votre ami Alphonse Daudet vient de donner à l'Odéon une pièce qui soulève, sans doute, beaucoup d'objections, mais où se trouvent quelques scènes extrêmement bien faites, et d'autres qui ont un ragoût de nouveauté piquante ; c'est lui qui l'a écrite tout seul, répudiant ces collaborations derrière lesquelles on peut se replier, en cas d'insuccès, et battre en retraite. Est-ce que je ne lui ai pas le premier battu des mains ? Je ne suis pas occupé de savoir si son drame était en opposition avec mes théories. Mes théories ! mais je n'en ai qu'une, c'est qu'au théâtre il faut intéresser le public. Peu m'importe à l'aide de quels moyens on y arrive. Ces moyens, je les examine, je les analyse ; c'est mon métier de critique.
Mais pourquoi, diantre ! en repousserais-je un de parti pris ?
Non, mon cher Zola, je ne suis pas si exclusif que vous feignez de le croire. Je suis convaincu, pour ma part, qu'un jour vous vous emparerez du théâtre ; ce ne sera pas de prime saut, comme Dumas, par exemple, qui a fait la Dame aux Camélias, un chef-d'oeuvre, sans y songer, en se jouant, conduit par ce mystérieux instinct qu'on appelle le don. Vous y aurez plus de peine, mais à des qualités d'artiste de premier ordre vous joignez une ténacité invincible ; vous savez vouloir.
Laissez donc, pour le moment, Busnach vous gagner, au petit bonheur, tantôt la forte somme, tantôt un simple lapin, avec vos livres adroitement découpés en pièces. Ne vous mêlez de cette besogne subalterne que pour apprendre les procédés du théâtre ; prenez-en patience et des succès qui n'ajoutent rien à votre renommée, et des échecs qui n'entament point votre gloire. Arrivez-nous un jour avec un drame écrit par vous, et soyez assuré que, s'il est vraiment ce que j'espère, ce n'est pas moi qui ferai obstruction.
Le théâtre n'a été qu'un accident répété, une série d'à-coups dans l'existence de Zola. Le romancier a tout absorbé en lui. Un romancier-poète et un romancier-philosophe aussi. Dans ses derniers ouvrages, il était devenu utopiste humanitaire, fouriériste et phalanstérien, et, pour le peuple des travailleurs, qu'il aristocratisait, pour l'ouvrière surtout, qu'il métamorphosait, du bout de sa baguette de magicien de l'écriture, comme dans le conte de fées de Cendrillon, en princesse aux splendides costumes roulant carrosse vers des bals perpétuels, il bâtissait de superbes châteaux en des Espagnes socialistes.
Par le roman, on pourrait dire par un roman, il s'est emparé de l'opinion, après une longue attente et un stage laborieux. Il n'a pu, cependant, conquérir, vivant, la grande, l'incontestable et unanime popularité. Il n'a pas été de ces privilégiés de la renommée que la foule ne se contente pas d'admirer par ouï-dire et d'acclamer par imitation, mais qu'elle connaît, qu'elle lit, qu'elle applaudit, qu'elle célèbre en connaissance de cause. Je ne crois pas qu'il ait jamais l'innombrable quantité de lecteurs que charma et que conquiert encore Alexandre Dumas, tout démodé et vieillot qu'il semble devenu aux yeux myopes de l'aristocratie lisante.
Les journaux démocratiques et les livraisons illustrées savent la réalité de la popularité persistante des Trois Mousquetaires et de Monte-Christo. Les événements qui ont accompagné l'affaire Dreyfus ont sans doute fait pénétrer le nom de Zola dans les milieux non lettrés, où il était peu ou mal connu. On l'a estimé, salué, pris pour patron de groupes d'études collectivistes et proclamé grand citoyen dans des groupes militants, où d'ordinaire les écrivains sont dédaignés, où les romanciers surtout sont traités en amuseurs frivoles, en non-valeurs pour un parti, des fantaisistes bons tout au plus, parmi les combattants de la Sociale, à incorporer dans la musique. Si la participation considérable de Zola au mouvement
Weitere Kostenlose Bücher