Emile Zola
non plus réels, mais tels que l'auteur et ses coreligionnaires souhaiteraient d'en rencontrer, d'en créer.
Les vrais réalistes, ancêtres de nos naturalistes, ce sont, d'abord, le puissant et encyclopédique Diderot, le créateur de la tragédie bourgeoise ; le plat et incolore La Chaussée ; ensuite les romanciers, aux peintures triviales et aux aventures souvent libertines, de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe ; les chansonniers poissards, les vaudevillistes du Caveau ; Restif de la Bretonne, Pigault-Lebrun, puis Auguste Lafontaine, Paul de Kock, beaucoup trop dédaigné présentement, et à qui ses vulgarités d'expressions et ses scènes d'une crudité trop réelle ont fait le pire tort ; Henry Monnier, l'inventeur du bourgeois type du XIXe siècle, personnage considérable de la comédie et du vaudeville modernes, reproduit par tous les auteurs, et devenu le principal rôle du répertoire de Labiche, de Gondinet, de Gandillot, de Feydeau. Un portrait d'après nature, ce Joseph Prudhomme, dont un acteur de grand talent, Geoffroy, donna cent copies. Enfin, Champfleury, Duranty et Gustave Flaubert, voilà les réalistes, les véritables naturalistes.
Balzac est à part : comme Zola, c'est un romantique, un poète en prose, un faiseur d'épopées, l'Homère en robe de moine, vagabondant, puis se claustrant à travers la France, d'une Iliade dont les Achille et les Hector sont des usuriers, des avoués, des journalistes, des commis-voyageurs, des apprentis ministres, des bandits, des commerçants, des grands seigneurs ; et les Hélène ou les Hécube, des filles d'opéra, des duchesses, des paysannes, des boutiquières, des bas-bleus et des parentes pauvres.
On ne saurait nier l'influence de Balzac sur tous ceux qui se sont appelés, ou qui se sont laissé appeler des Naturalistes. Il y a, toutefois, dans l'oeuvre d'ensemble de Balzac, toute une partie d'imagination, d'aventures exceptionnelles et de personnages extraordinaires, qui ne rentrent nullement dans le genre d'études précises, d'observations exactes et de faits empruntés à la vie ordinaire, bourgeoise, ouvrière, qui caractérise le roman dit naturaliste. Ferragus et les Dévorants, dont il est le XXXVIe roi, les incarnations de Vautrin, ce grand-père du Rocambole de Ponson du Terrail, les mélodramatiques scènes de la Femme de Trente ans, les aventures mouvementées de La Torpille, de Lucien de Rubempré, et des principaux personnages des Illusions perdues, la fantasmagorie swedenborgienne de Seraphitus Seraphita, et les péripéties des Chouans, narrées à la façon de Walter Scott, n'ont qu'une analogie très vague avec Germinie Lacerteux ou avec Pot-Bouille. Balzac, dans ces oeuvres, où l'imagination a laissé peu de place à l'observation, et où le bizarre se combine avec l'invraisemblable, a plutôt servi de modèle à Montépin et à Gaboriau qu'à Zola et à Goncourt.
Mais il est impossible de contester la filiation qui unit les romans d'étude et d'observation de Zola, de Goncourt, de Daudet, aux grandes oeuvres de Balzac : la Cousine Bette, le Père Goriot, Eugénie Grandet, les Paysans, César Birotteau, le colonel Chabert, et tant d'autres miroirs vivants de l'humanité française au commencement du XIXe siècle. Pour Zola, dans l'intellect duquel un profond et surprenant changement se produisit, vers 1868, à l'époque où il conçut et écrivit Thérèse Raquin, il y eut certainement une autre influence. Il avait lu Balzac, bien auparavant, et il en était resté, au moins comme goût, comme genre littéraire, à Musset et à George Sand. Il eut la vision, presque soudaine, d'un autre concept littéraire que celui du romantisme, pour le sujet, le décor et la facture. La lecture de Stendhal, de Mérimée, fut pour beaucoup dans cette évolution, que précisa la fréquentation de Taine. Les études du minutieux critique sur la littérature anglaise, la netteté avec laquelle Charles Dickens et ses procédés étaient notés et mis en lumière durent agir fortement sur son cerveau.
On a fréquemment cité Dickens, à l'occasion d'Alphonse Daudet. C'est surtout la sentimentalité de l'auteur de David Copperfield et ses tableaux attendrissants, la similitude de certains sujets aidant, qui ont vulgarisé cette comparaison. Mais les méthodes et les moyens d'exécution des deux romanciers sont susceptibles d'un rapprochement, moins apparent, plus réel au fond, lorsqu'on examine la façon dont
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