En Nos Vertes Années
connaître comme à enseigner
qu’il ne pouvait concevoir qu’on n’usât point du temps passé à la mangeaille
pour étendre ou pour impartir quelques bribes de savoir. Et dans sa gourmande
et insatiable soif, jetant de-ci de-là ses yeux bigles, mais perçants, et
ouvrant ses grandes oreilles au moindre fait nouveau qu’on lui pouvait bailler,
incontinent il le jetait tout chaud dans la gibecière de sa mémoire, dont il le
ressortirait plus tard pour l’accommoder à sa sauce. Et cependant qu’il était
ainsi passionnément occupé, peu lui importaient les viandes que sa cuiller
enfournait dans son gargamel, sans qu’il sût même ce qu’il mangeât, à ce que je
crois.
Il posa à Fogacer sur chacun des
malades et de leur mal des questions innumérables, descendant à des détails
fort dégoûtants, lesquels, si je n’eusse été moi-même écolier en médecine,
m’eussent soulevé le cœur sur ma soupe.
— Et le bren, Fogacer ? Le
bren ? Comment était le bren ?
— De couleur, verdâtre. De
consistance, liquide. Et d’odeur, nauséabonde.
— Ha ! Ha ! Je
l’eusse juré ! s’écria Maître Sanche avec satisfaction en se frottant les
mains. Et qu’avez-vous prescrit ?
— La diète.
— Bene ! Bene !
Tout en prêtant à ces propos, comme
il convenait à mon futur état, une oreille diligente, je ne laissais pas pour
autant de glisser, de côté, quelques regards à Typhème dont je ne voyais que le
profil à demi dérobé par l’abondance de ses luxuriants cheveux tant noirs et
bleutés que plumes de corbeau. Mais, ce que j’entr’apercevais de ces traits
était du plus beau dessin, du plus mignard, du plus racé. L’œil, immense et
liquide ; la lèvre si charnue et de proportions si exactes que
j’eusse-rêvé de la mienne en prendre les mesures ; les dents, petites,
pointues et blanches comme écume de mer ; le teint chaud et ardent, tirant
sur le sombre, et dans ce sombre il n’eût été fils de bonne mère qui n’eût aimé
se perdre.
J’observais qu’elle mangeait fort
proprement, prenant peu de soupe à la fois dans sa cuiller de bois manchée de
cuivre, et la portant si bien à son bec qu’aucune goutte n’en tombait sur la
table ou sur son corps de cotte que cependant son tétin poussait fort en avant.
À chaque fois qu’elle allait boire, elle s’essuyait mignonnement les lèvres,
d’une petite serviette brodée, et ne laissait aucun trace de graisse sur son
verre – car elle avait un verre, décoré de dessins de couleur, et non
comme nous, un gobelet, et son écuelle aussi était fort belle, en étain ouvragé
avec ses initiales. Sa soupe finie, elle en torchait fort délicatement le fond
avec une bouchée de pain, non point tant, je gage, pour n’en rien perdre que
pour rendre au métal sa propreté et brillance. Elle était sans fraise, vêtue
d’une robe du matin unie et simple mais d’un bleu pâle fort plaisant, très
droite sur son escabelle, la taille, à ce que j’observais, fort mince, mais la
charnure, à partir de là, s’évasant en contours délicieux.
Ainsi l’envisageais-je en tapinois
tout en écoutant son père et Fogacer, preuve que l’œil peut vaquer à son
office, et l’ouïe au sien, et le cerveau se diviser en deux pensements
divergents, cheminant de conserve, l’un de l’inouïe beauté de la demoiselle
marrane, et l’autre, d’apostume, de flux de ventre, de fluxions, de fièvres
ardentes, d’urines rares et de grand appétit à vomir.
Ayant sur les malades qu’il avait le
matin visités pressé Fogacer comme meule à huile exprime le suc des olives, le
très illustre maître se tourna vers ses « beaux neveux » et entreprit
de jauger la connaissance que nous avions ou devions avoir, étant de la
religion réformée, de la Sainte Bible. Et à Samson et à moi, alternativement,
il posa des questions curieuses et difficiles auxquelles nous eûmes peine
parfois à répondre.
C’est ainsi que se tournant vers mon
bien-aimé Samson, il dit :
— Samson, de quelle couleur
étaient les cheveux de David ?
À quoi Samson resta court, et après
un moment répondit non sans rougir en sa vergogne :
— Je ne saurais dire, très
illustre Maître.
— Et vous, Monsieur l’écolier
en médecine, le savez-vous ?
— À vrai dire, je l’ignore.
Maître Sanche nous regarda l’un et
l’autre et après une pause où il nous laissa tout le loisir de mesurer sa
sapience et toute notre indignité, il
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