En Nos Vertes Années
faire entrer tous les anges du ciel dans la
petite salle. Mais Maître Sanche, à ce moment, leva la main pour
l’interrompre :
— Fontanette, dit-il, va dans
la cuisine. Ferme bien l’huis sur toi et y demeure jusqu’à ce que je t’appelle.
— Oui, très illustre Maître,
dit la pauvre chambrière, en lui faisant une petite révérence rebelute et
chagrine, tant marrie elle était qu’on lui commandât de quitter la pièce alors
que chant et musique allaient l’emplir.
Et plus dépit que chatte borgne, le
dos fort rechigné, elle s’éloigna, claquant la porte derrière soi. Et le
pourquoi de ce méchant exil, la peur qu’étant bonne catholique, elle n’allât
jasant, je ne le compris que plus tard. Maître Sanche, qui paraissait fort ému,
fit un petit signe et Miroul reprit ses accords, puis tout d’un coup levant son
visage jeune, dont plus alors me frappa la gravité qu’il était à l’accoutumée
plus rieur, il commença à chanter d’une voix si claire et si limpide qu’on eût
dit d’un ruisseau de montagne roulant sur de blancs galets.
Ô Berger d’Israël, écoute !
Ton peuple avance sur la route
Tel un troupeau que tu conduis.
Relève-le de ses ennuis…
Je ne vais point tout citer. Mais
ceux des lecteurs qui ne tiennent pas à péché de lire la Bible (comme hélas,
les prêtres papistes tâchent de le faire accroire, nous faisant même un crime
de l’avoir traduite en langue vulgaire) savent que dans ce psaume, David
compare le peuple d’Israël à une vigne que le seigneur a plantée, mais que les
méchants vont détruisant :
D’où vient ta clôture
brisée ?
Pourquoi la voit-on exposée,
Proie offerte à chaque
passant ?
Et d’où vient que l’envahissant
De noirs sangliers dévastent
Ce que Dieu lui-même a
planté ?
À ouïr cette plainte qui leur
ramentevait les inouïes persécutions subies par Israël, Typhème d’abord, Luc,
et enfin Maître Sanche se mirent à verser des pleurs silencieux, combien
qu’aucun d’eux n’eût connu les tortures, les autodafés d’Espagne et du Portugal
où tant des leurs avaient péri avant que d’en être chassés. Les récits affreux
et les contes sanglants de leurs ancêtres – ceux-là mêmes que
Louis XI avait recueillis dans le Languedoc – restaient d’autant plus
vifs dans leur remembrance que leur fidélité secrète aux rites judaïques les
exposait, ce jour d’hui encore, aux dénonciations des voisins, aux inquisitions
des prêtres, aux procès des juges, voire aux fureurs aveugles du populaire.
Et certes, je n’ignorais pas que la
fiance des réformés en la divinité du Christ nous séparait de ces marranes.
Rome, cependant, avait infligé aux nôtres, depuis François I er , tant
de geôles et de bûchers que cette commune persécution, tout autant que notre
quotidienne pratique de la Bible, nous rapprochait d’eux, sinon tout à fait
dans nos créances, à tout le moins dans nos émeuvements. Car le peuple
d’Israël, pour lequel ce psaume inspiré avait été écrit, désignait aussi, au
clos de notre cœur, ceux de notre parti. Il n’était que de se rappeler combien
mon père et mon oncle étaient eux aussi excessivement troublés quand Miroul
chantait ces vers, se souvenant qu’en 1562, les huguenots avaient été mis hors
la loi par le Parlement et dans les villes et dans le plat pays, les
catholiques par là même autorisés à les piller et impunément les occire :
prélude affreux de la première de nos guerres civiles. Cependant, le psaume
finissait sur une note de foi qui, après tant de larmes et de gorges serrées,
nous faisait la crête relever et dilater nos poitrines.
Ô Seigneur, pitié pour ta
vigne !
S’il fut de toi par trop indigne,
Le peuple que tu t’es donné,
Daigne encore lui pardonner.
Que ton bras soutienne
aujourd’hui
Les enfants dont tu fus l’appui.
Ranime-nous, rends-nous ta
grâce ;
Nous marcherons devant ta face.
Sur le dernier mot, sur le dernier
accord, Miroul qui avait chanté, debout, le pied sur l’escabelle, sa viole sur
le genou, se rassit, et personne pendant de longues minutes ne put ouvrir la
bouche pour émettre le moindre son tandis que nous nous entreregardions, les
yeux rouges et les lèvres tremblantes, communiant ensemble, que nous fussions
marranes ou réformés, dans le souvenir d’un passé cruel et l’espérance d’un
avenir triomphant.
CHAPITRE V
Nous étions en Montpellier
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