En Route
corde au bras, tiraient dessus de toutes leurs forces, disloquaient l'épaule, et l'on entendait, à travers les coups de marteaux, les plaintes du seigneur, l'on apercevait sa poitrine qui se soulevait et remontait un ventre traversé par des remous, sillonné par de grands frissons.
Et la même scène se reproduisait pour arrêter les pieds. Eux aussi n'atteignaient pas la place que les exécuteurs avaient marquée. Il fallut lier le torse, ligotter les bras pour ne pas arracher les mains du bois, se pendre après les jambes, les allonger jusqu'au tasseau sur lequel ils devaient porter ; du coup, le corps entier craqua ; les côtes coururent sous la peau, la secousse fut si atroce que les bourreaux craignirent que les os n'éclatassent en crevant les chairs ; et ils se hâtèrent de maintenir le pied gauche sur le pied droit ; mais les difficultés recommencèrent, les pieds se révulsaient ; on dut les forer avec une tarière pour les fixer.
Et cela continuait ainsi jusqu'à ce que Jésus mourût et alors la soeur Emmerich, terrifiée, perdait connaissance ; ses stigmates ruisselaient, sa tête crucifiée pleuvait du sang.
Dans ce livre, l'on regardait grouiller la meute des juifs, l'on écoutait les imprécations et les huées de la foule, l'on contemplait une vierge qui tremblait la fièvre, une Madeleine hors d'elle-même, devenue effrayante avec ses cris, et, dominant le lamentable groupe, un Christ hâve et enflé, s'empêtrant les jambes dans sa robe, alors qu'il monte au Golgotha, crispant ses ongles cassés sur la croix qui glisse.
Voyante extraordinaire, Catherine Emmerich avait également décrit les alentours de ces scènes, des paysages de Judée qu'elle n'avait jamais visités et qui avaient été reconnus exacts ; sans le savoir, sans le vouloir, cette illettrée était devenue une solitaire, une puissante artiste !
Ah ! l'admirable visionnaire et l'admirable peintre ! s'écria Durtal, et aussi quelle admirable sainte ! ajouta-t-il en parcourant la vie de cette religieuse qui figurait en tête du livre.
Elle était née, en 1774, dans l'évêché de Munster, de paysans pauvres. Dès son enfance, elle s'entretient avec la Vierge, et elle possède le don qu'eurent également sainte Sibylline de Pavie, Ida de Louvain et plus récemment Louise Lateau, de discerner, en les considérant, en les touchant, les objets bénits de ceux qui ne le furent point. Elle entre, comme novice, chez les augustines de Dulmen, prononce, à vingt-neuf ans, ses voeux ; sa santé est ruinée, d'incessantes douleurs la torturent ; elle les aggrave, car de même que la bienheureuse Lydwine, elle obtient du ciel la permission de souffrir pour les autres, d'alléger les malades en prenant leurs maux. En 1811, sous le gouvernement de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le couvent est supprimé et les nonnes dispersées. Infirme, sans le sou, elle est transportée dans une chambre d'auberge, où elle endure toutes les curiosités, toutes les insultes. Le Christ ajoute à son martyre, en lui accordant les stigmates qu'elle implore ; elle ne peut plus ni se lever, ni marcher, ni s'asseoir, ne se nourrit plus que du jus d'une cerise, mais elle est ravie dans de longues extases. Elle voyage ainsi en Palestine, suit pas à pas le sauveur, dicte, en gémissant, cette oeuvre affolante, puis râle : "laissez-moi mourir dans l'ignominie avec Jésus sur la croix", et meurt, éperdue d'allégresse, remerciant le ciel de cette vie de supplices qu'elle a subie !
Ah ! oui, j'emporte la Douloureuse Passion! s'écria Durtal.
- Emportez aussi les Evangiles, fit l'abbé qui arriva sur ces entrefaites ; ce seront les célestes ampoules où vous puiserez l'huile nécessaire pour panser vos plaies.
- Ce qui serait également bien utile et vraiment en accord avec l'atmosphère d'une Trappe, ce serait de pouvoir lire, dans l'abbaye même, les oeuvres de saint Bernard, mais elles se composent d'immaniables in-folios et les réductions et les extraits que l'on inséra dans des tomes de format commode sont si mal choisis, que jamais je n'eus le courage de les acquérir.
- Ils ont saint Bernard à la Trappe ; on vous prêtera ses volumes si vous les demandez ; mais où en êtes-vous au point de vue âme, comment allez-vous ?
- Je suis mélancolique, mal attendri et résigné. J'ignore si la lassitude m'est venue de tourner toujours ainsi qu'un cheval de manège sur la même piste, mais enfin, à l'heure actuelle, je ne
Weitere Kostenlose Bücher