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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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par un long fil attaché à mon poignet.

 
    Je suis assez grande maintenant pour qu’on ne m’installe plus dans une voiture, je peux m’asseoir à califourchon sur ce lion jaune ou plutôt sur ce cochon rose… ou bien non, sur cette belle girafe blanche… Je serre avec ma main gauche la hampe de cuivre à laquelle je suis attachée par une ceinture passée autour de ma taille, et je tiens dans ma main droite le manche de bois tout lisse et rond sur lequel est fixée une longue tige de métal…
    La musique se met à jouer, nous partons… il faut faire très attention de tenir la tige tendue dans la bonne direction, nous tournons, nous allons dans quelques instants passer devant l’anneau… et le voici suspendu en l’air, se balançant doucement… il se rapproche… j’arrive tout près, c’est le moment… je tends la tige vers lui, je vise tout droit, en plein dans son centre… ça y est, j’entends un bruit métallique, mais c’est seulement celui qu’il a fait en se heurtant contre la tige, elle ne l’a pas accroché et il est déjà dépassé, nous continuons à tourner… tant pis, je vais recommencer… Et au prochain tour, de nouveau…  
    — Mais essaie de te rappeler… il a dû pourtant arriver parfois…  
    —  Oui, sûrement, puisque je me souviens de ces deux ou trois anneaux que je déposais sur le comptoir en sortant… Mais qu’est-ce que c’est, quand d’autres enfants aussi petits que moi, et même plus petits, savent si bien les décrocher… à la fin du parcours les anneaux qu’ils ont réussi à enfiler sur la tige la couvrent parfois presque entièrement… Je prends le sucre d’orge que quand même on me donne… j’écoute les consolations, les conseils des grandes personnes… « Tu vois, tu te crispes trop, il ne faut pas, tu as vu comme font les autres enfants… ils le font en s’amusant… » Oui, je voudrais tant pouvoir comme eux, avec cette facilité, cette légèreté qu’ils ont, cette insouciance… Pourquoi est-ce que je ne peux pas ? Mais qu’est-ce que ça peut faire ?… c’est vrai, quelle importance ?… Mais peut-être que la prochaine fois… si j’arrive à bien m’y prendre…
    Quand j’aperçois de loin la grille verte autour des chevaux de bois et leurs formes multicolores qui glissent, ils tournent, j’entends leur musique chevrotante, j’ai envie de courir vers eux, je voudrais qu’on se dépêche… « Tu veux y aller, vraiment ? – Oui, j’aimerais bien. »

 
    « Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête, plein de plume choisie, et blanc et fait pour moi… » tout en récitant, j’entends ma petite voix que je rends plus aiguë qu’elle ne l’est pour qu’elle soit la voix d’une toute petite fille, et aussi la niaiserie affectée de mes intonations… je perçois parfaitement combien est fausse, ridicule, cette imitation de l’innocence, de la naïveté d’un petit enfant, mais il est trop tard, je me suis laissé faire, je n’ai pas osé résister quand on m’a soulevée sous les bras et placée debout sur cette chaise pour qu’on me voie mieux… si on me laissait par terre, on ne me verrait pas bien, ma tête dépasserait à peine la longue table à laquelle sont assis, de chaque côté d’une mariée tout en blanc, des gens qui me regardent, qui attendent… j’ai été poussée, j’ai basculé dans cette voix, dans ce ton, je ne peux plus reculer, je dois avancer affublée de ce déguisement de bébé, de bêta, me voici arrivée à l’endroit où il me faut singer l’effroi, j’arrondis mes lèvres, j’ouvre mes yeux tout grands, ma voix monte, vibre… « Quand on a peur du loup, du vent, de la tempête… » et puis la tendre, candide émotion… « Cher petit oreiller, comme je dors bien sur toi… », je parcours jusqu’au bout ce chemin de la soumission, de l’abject renoncement à ce qu’on se sent être, à ce qu’on est pour de bon, mes joues brûlent, tandis qu’on me descend de ma chaise, que je fais de mon propre gré une petite révérence de fillette sage et bien élevée et cours me cacher… auprès de qui ?… qu’est-ce que je faisais là ?… qui m’avait amenée ?… sous les rires approbateurs, les exclamations amusées, attendries, les forts claquements des mains…  

 
    Encore un nom qui curieusement a subsisté : la rue Boissonade. C’est là, dans une grande pièce claire au rez-de-chaussée, que je suis venue, je ne sais plus comment,

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