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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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retrouver papa… Il est assis, toujours mince et droit, sur un canapé et je suis assise auprès de lui… Par une porte qui s’ouvre dans le mur devant nous une jeune femme entre… je l’ai déjà vue, ce n’est pas celle de Moscou qui décorait l’arbre de Noël avec moi, mais une autre, aux cheveux châtains, que je n’ai vue qu’ici avec papa… elle fait son entrée déguisée en jeune homme… elle porte un costume de papa et elle a sur la tête son chapeau melon sous lequel elle a dissimulé son chignon, mais des bouclettes tombent sur ses joues, sur sa nuque… ses yeux d’un bleu très clair sont comme transparents… nous la regardons, surpris, nous rions, comme elle est drôle, vêtue ainsi, comme ça lui va… elle s’approche de moi, elle s’incline devant moi comme on fait dans les bals devant les dames, elle me prend par la main, je me lève, elle me tient par la taille et elle tourne avec moi en chantonnant des airs charmants joyeux entraînants elle va de plus en plus vite elle me soulève mes pieds ne touchent plus terre la tête me tourne je ris de ravissement… enfin elle me ramène au divan, me lâche, me laisse tomber, se laisse tomber elle-même auprès de papa et de moi, sa poitrine se soulève, ses joues rondes comme celles des enfants sont toutes roses, elle rejette la tête en arrière contre le dossier du divan et elle s’évente avec son mouchoir en haletant encore un peu, en souriant… Je voudrais bien qu’elle recommence.  

 
    Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
    J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
    Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? Quel mot peut s’en saisir ? Pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et « extase »… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi.

 
    C’est dans cette large rue bordée d’un côté de grandes maisons de couleur claire et de l’autre de jardins, si différente de la rue Flatters, qu’habitent maintenant maman et Kolia.
    Dans l’entrée de la maison et sur les marches de l’escalier il y a un épais tapis rouge, et dans le mur à gauche un ascenseur, comme il y en avait dans les hôtels. Et aussi, comme dans les hôtels, un concierge vêtu d’un bel habit orné de ganses et coiffé d’un haut chapeau… il aide à monter mes bagages.
    J’entre dans une grande pièce claire où maman et Kolia m’embrassent, m’écartent d’eux pour mieux me

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