Enfance
voir… « Mais quelle mine superbe, mais comme tu as grandi… et quel joli manteau tu as… tourne-toi, qu’on te regarde »… Il est très joli, en effet, bleu foncé, avec un col et des parements de velours bleu, et je porte mes gants de peau… papa accroupi devant moi sur le trottoir, à la sortie d’un magasin, à Paris, avait eu beaucoup de mal à les enfiler sur mes doigts que je tenais raides et écartés, mais les gants se sont détendus comme l’avait promis la vendeuse, et maintenant la pression se ferme facilement sans pincer, sans plisser la peau du poignet.
À droite de la grande pièce ce sera ma chambre. Le lit et la table de nuit sont tout au fond, en face de la fenêtre. On dirait que ce qui s’étend ici derrière les doubles vitres, c’est de vastes espaces glacés… pas de la neige étincelant au soleil comme à Ivanovo, ni des petites maisons serrées et sombres, comme à Paris… mais partout de la glace transparente et bleutée. Et la lumière ici est d’un gris argenté. La ville où je suis arrivée se nomme Pétersbourg.
La bonne qui s’occupe de moi ici est très jeune, son visage où tout est pâle, la peau, les lèvres, les yeux, a beaucoup de douceur. Elle s’appelle Gacha. Elle me promène chaque jour dans un square tout proche ou bien dans un vaste jardin que je ne revois jamais qu’avec des arbres givrés et des pelouses couvertes d’une couche de glace luisant dans cette lumière argentée…
Nous aimons aussi marcher dans la large avenue sur laquelle débouche notre rue, pour regarder les devantures des magasins. Ici elles sont entourées d’un cadre marron et les grosses lettres peintes en blanc sur le verre ont comme quelque chose d’un peu gauche, d’un peu fruste… Presque dans chaque maison un escalier tout raide descend dans un sous-sol où il y a souvent une boutique ou un café.
Nous aimons, Gacha et moi, rester à contempler dans la vitrine d’un magasin de chaussures, elle, des souliers noirs vernis à hauts talons, ils sont très beaux, elle a raison, et moi des souliers noirs vernis d’enfant qui ont des talons un peu plus hauts que ceux des miens, presque comme ceux des grandes personnes…
Souvent le soir quand mes parents sont sortis, nous jouons à un jeu qu’on m’a offert ici, « Le quatuor des écrivains ». Il ressemble au jeu des familles auquel je jouais à Paris. Comme pour y jouer il faut être quatre, Gacha et l’autre bonne… je ne me souviens que de sa présence… invitent une de leurs amies qui travaille dans la même maison.
Sur chaque carte blanche il y a le portrait d’un écrivain et dessous son nom en lettres rouges. Plus bas, en caractères noirs, les titres de quatre de ses œuvres. Nous savons lire, mes partenaires et moi, et ce jeu nous passionne.
Nous sommes installées à la table carrée au milieu de la cuisine éclairée par une lampe à pétrole suspendue au plafond, les murs sont sombres, toujours un peu suintants. La surface marron de l’une des portes paraît parfois remuer, elle oscille légèrement… au début cela m’avait effrayée, mais on m’a expliqué que ce n’étaient que les mouvements des cafards qui recouvrent cette porte… des petites bêtes qui ne mordent pas et qui vont rester là… Personne ne s’en soucie et ils me donnent bientôt l’impression, comme à tout le monde, qu’ils font partie de la maison. Il fait bon, il fait bien chaud dans cette cuisine.
On distribue les cartes, on jette les dés pour savoir qui va commencer, et puis celle que le sort a désignée s’adresse à l’une des autres : Donne-moi Tourguéniev: Pères et fils . L’autre tend sa carte. Et maintenant… d’un ton plus assuré… tu vas me donner encore Tourguéniev : Récits d’un chasseur… Ton triomphant : Je ne les ai pas. Alors, toi Gacha, donne-moi Tolstoï : Anna Karénine. Merci. Et toi Natacha : La Sonate à Kreutzer. Merci. Alors maintenant donne-moi… – Je ne l’ai pas… et toi, tu vas me rendre… et ainsi de déboires en victoires… seule l’arrivée de mes parents nous arrête… Maman nous gronde gentiment, elle aime y jouer, elle nous comprend… « Mais quelle folie, il est minuit, quelle mine tu auras… – Mais demain je peux me lever tard. »
— C’est vrai, quand on y pense, pourquoi n’allais-tu pas en classe comme à Paris ?
— Je ne sais pas. Je me souviens vaguement d’une salle de classe très gaie, ornée de plantes vertes,
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