Enfance
elle ne se mesurait à personne, elle ne voulait avoir sa place nulle part.
— Mais cela, je n’étais pas capable de le discerner, les mots qu’elle avait employés le masquaient. Elle avait dit : « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n’est plus beau qu’elle. » Et ce sont ces mots qui ressortaient, ce sont eux qui m’occupaient… Un enfant. Un. Un. Oui, un enfant parmi tous les autres, un enfant comme tous les autres enfants. Un vrai enfant empli des sentiments qu’ont tous les vrais enfants, un enfant qui aime sa mère… Quel enfant ne l’aime pas ? Où a-t-on jamais vu ça ? Nulle part. Ce ne serait pas un enfant, ce serait un monstre. Ou alors elle ne serait pas une vraie mère, ce serait une marâtre. Donc un enfant comme sont, comme doivent être les enfants, aime sa maman. Et alors il la trouve plus belle que qui que ce soit au monde. C’est cet amour qu’il a pour elle qui la lui fait trouver si belle… la plus belle… Et moi, c’est évident, je ne l’aime pas, puisque je trouve la poupée de coiffeur plus belle.
Mais comment est-ce possible ? Mais est-ce certain ? Mais peut-être, après tout, que je ne le trouve pas… Est-il bien sûr qu’elle est plus belle ? L’est-elle vraiment ? Il faut encore l’examiner… Je fais réapparaître devant moi son visage rose, lumineux… je revois chacun de ses traits… il n’y a rien à faire, je n’y peux rien, il n’y a rien en elle qui ne soit beau, c’est cela être belle… et maman… je vois bien son visage fin, sa peau soyeuse, dorée… ce que son regard dégage… mais voilà, il n’y a pas moyen de ne pas le voir, ses oreilles ne sont pas assez petites, leurs lobes sont trop longs, la ligne de ses lèvres est trop droite, ses yeux ne sont pas grands, ses cils sont assez courts, ses cheveux sont plats… sur maman « belle » n’adhère pas partout, pas bien, ça se décolle ici et encore là, j’ai beau m’efforcer, il n’y a rien à faire, ça crève les yeux : maman n’est pas aussi belle.
Maintenant cette idée s’est installée en moi, il ne dépend pas de ma volonté de la déloger. Je peux m’obliger à la repousser au second plan, à la remplacer par une autre idée, mais pour un temps seulement… elle est toujours là, blottie dans un coin, prête à tout moment à s’avancer, à tout écarter devant elle, à occuper toute la place… On dirait que de la repousser, de trop la comprimer augmente encore sa poussée. Elle est la preuve, le signe de ce que je suis : un enfant qui n’aime pas sa mère. Un enfant qui porte sur lui quelque chose qui le sépare, qui le met au ban des autres enfants… des enfants légers, insouciants que je vois rire, crier, se poursuivre, se balancer au jardin, dans le square… et moi je suis à l’écart. Seule avec ça, que personne ne connaît, personne, si on le lui révélait, ne pourrait le croire.
Je n’essaie plus de lutter, d’évoquer encore la tête dans la vitrine et de la placer auprès de celle de maman… je sais que cela ne ferait qu’installer en moi encore plus solidement l’idée…
Et d’ailleurs cette poupée s’est d’elle-même effacée emportant avec elle l’idée fixe sur elle… Mais sa place a été aussitôt occupée… une autre idée semblable est venue la remplacer. C’est même peut-être cette nouvelle idée qui l’a délogée…
Il n’y a plus en moi comme avant, comme en tous les autres, les vrais enfants, ces eaux vives, rapides, limpides, pareilles à celles des rivières de montagne, des torrents, mais les eaux stagnantes, bourbeuses, polluées des étangs… celles qui attirent les moustiques. Tu n’as pas besoin de me répéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images… ce qui est certain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que me donnait mon pitoyable état.
Les idées arrivent n’importe quand, piquent, tiens, en voici une… et le dard minuscule s’enfonce, j’ai mal… « Maman a la peau d’un singe. »
Elles sont ainsi maintenant, ces idées, elles se permettent n’importe quoi. Je regarde le décolleté de maman, ses bras nus dorés, bronzés, et tout à coup en moi un diablotin, un petit esprit malicieux, comme les « domovoï » qui jouent toutes sortes de farces dans les maisons, m’envoie cette giclée, cette idée : « Maman a la peau d’un singe. » Je veux essuyer ça, l’effacer… ce n’est pas vrai, je ne le crois pas… ce
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