Enfance
avec son mouchoir déjà trempé mon visage ruisselant de larmes et répète : « Il ne faut pas, mon chéri, il ne faut pas, mon petit enfant, mon petit chat… il ne faut pas… »
Par moments ma détresse s’apaise, je m’endors. Ou bien je m’amuse à scander sur le bruit des roues toujours les mêmes deux mots… venus sans doute des plaines ensoleillées que je voyais par la fenêtre… le mot français soleil et le même mot russe solntze où le l se prononce à peine, tantôt je dis sol-ntze, en ramassant et en avançant les lèvres, le bout de ma langue incurvée s’appuyant contre les dents de devant, tantôt so-leil en étirant les lèvres, la langue effleurant à peine les dents. Et de nouveau sol-ntze. Et de nouveau so-leil. Un jeu abrutissant que je ne peux pas arrêter. Il s’arrête tout seul et les larmes coulent.
— Il est étrange que ce soit juste cette fois-là que tu aies ressenti pour la première fois une telle détresse au moment de ton départ… On pourrait croire à un pressentiment…
— Ou alors chez maman…
— Oui, quelque chose qui t’aurait fait sentir que cette fois ce n’était pas un départ comme les autres…
— J’ai peine à croire, oui, peine, au sens propre du mot, que déjà à ce moment-là elle ait pu envisager… Non, il n’est pas possible qu’elle ait délibérément voulu me laisser à mon père.
— Ne nous suffit-il pas de constater que nous étions en février et que tu savais que la séparation serait plus longue que d’ordinaire, puisque cette fois, tu devais rester chez ton père plus de deux mois… jusqu’à la fin de l’été.
Je me souviens parfaitement d’une petite gare entourée de neige scintillante où nous avons attendu dans une salle éclairée par de grandes baies, les uniformes des employés avaient changé, je savais que nous étions à la frontière.
Et puis Berlin. Une vaste pièce assez sombre où il y avait d’un côté deux lits couverts d’immenses édredons rouges et, de l’autre des fauteuils et une table ronde… maman est assise à cette table avec un « oncle » que je ne connais pas… maman m’a dit que c’est un de ses amis d’autrefois, au temps où elle faisait ses études à Genève, et que c’est aussi un grand ami de mon père… C’est lui maintenant qui va se charger de moi et qui va m’amener à Paris. Il a un visage doux et fin, tout gris, plein de petits trous comme en ont ceux qui ont eu la petite vérole… le bout de son nez est pointu, comme rongé…
Maman parle avec lui à voix basse, et moi j’ai trouvé un jeu très amusant : déjà revêtue de ma longue chemise de nuit, je saute à pieds joints d’un lit sur l’autre, les lits sont séparés par un assez large espace, il faut bien viser et plouf, tomber de l’autre côté, s’enfoncer dans l’énorme édredon, se rouler en faisant du bruit, en poussant des cris…
Maman me dit : « Arrête, tu nous déranges… demain nous allons nous séparer, il n’y a pas de quoi tant s’amuser. » Instantanément je me calme, je m’étends de tout mon long dans l’un des lits. J’entends maman qui dit d’un air extrêmement surpris : « Vraiment ? Elle est… » Je ne perçois pas le mot qui suit…
Quand nous sommes restées seules, je demande à maman : « Qu’est-ce que l’oncle t’a dit quand tu as eu l’air si étonnée ? – Oh je ne sais plus. – Si, dis-le-moi. Tu as dit : « Elle est… » Qui c’était, elle ? » Maman hésite et puis elle dit : « Elle – c’était Véra, la femme de ton père. – Elle est quoi ? – Rien… – Si, il faut que tu me le dises : Qu’est-ce qu’elle est ? » Maman a l’air de penser à quelque chose qui l’amuse… « Eh bien, si tu veux le savoir, il m’a dit qu’elle est bête. »
Du lendemain il ne me reste que le quai gris sombre, les atroces sifflets, maman penchée à une fenêtre du train qui s’éloigne lentement et moi courant le long du quai, hurlant, sanglotant, et l’oncle courant derrière moi pour me rattraper, me prenant par la main, me ramenant, où, je ne sais plus, probablement dans un autre train partant en sens inverse. Il me semble que je n’ai fait que pleurer jusqu’à notre arrivée à Paris à la gare du Nord dont la grisaille jaunâtre, l’immense voûte vitrée, ont pour la première fois un air sinistre.
Je ne sais pas si quelqu’un est venu nous chercher, je ne me
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