Enfance
pourrai le lui montrer… Elle s’étonnerait : Qui t’a fait penser à ça ? Elle se douterait, même si je le dissimulais… et avec maman je ne peux pas… elle saurait que c’est Gacha…
Alors comme toujours je n’ai pas la force de reconnaître et d’accepter la vérité. Les repas où il y a de la viande coupée en parts que maman distribue aux bonnes deviennent un supplice. « Maman est avare. » « Maman n’est pas reconnaissante. » « Maman est mesquine »… l’idée toute prête est là, elle attend… et j’essaie de la retenir… encore un instant… il faut voir… ah, quel bonheur… maman tout occupée par la conversation a pris deux morceaux tout à fait pareils à ceux qui restent dans le plat, j’ose regarder l’assiette de Gacha, j’exulte… l’idée vaincue s’éloigne… Je sens comme se répand en moi la douceur, la fraîcheur de l’apaisement… les autres fois aussi maman ne pensait pas à ce qu’elle faisait, elle est si souvent distraite… la mesquinerie, non, ça ne lui va pas du tout, Gacha ne la connaît pas…
Mais voici qu’à un autre repas, l’idée revient, elle rôde, elle guette… j’ai peur… j’essaie de l’empêcher d’entrer, je détourne les yeux, mais quelque chose me pousse, il faut que je voie… C’est vers le bout du rôti, vers ce morceau plus petit, et cet autre à côté, c’est vers eux que maman avance la fourchette, c’est eux qu’elle pique, soulève et dépose dans l’assiette que lui tend Gacha… je ne regarde pas le visage de Gacha… même s’il n’y a pas sur lui l’ombre d’un petit sourire, je sais ce qu’elle pense… je le pense comme elle. Mais moi l’idée me déchire, me dévore… quand elle me lâche, c’est pour un temps, elle va revenir, elle est toujours là, à l’affût, prête à bondir au cours de n’importe quel repas.
Je suis assise au bord de mon lit, le dos tourné à la fenêtre, je tiens debout sur les genoux mon compagnon, mon confident, mon ours au pelage doré, tout mou et doux, et je lui raconte ce que maman vient de me dire… « Tu sais, nous allons bientôt revenir à Paris, chez papa… plus tôt que d’habitude… et là-bas, figure-toi qu’il y aura une autre maman… »
Alors maman qui est là, qui m’entend, me dit d’un air fâché : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? Quelle autre maman ? on ne peut pas en avoir une autre. Tu n’as au monde qu’une seule maman. » Je ne sais si elle a prononcé ces phrases ou seulement la dernière d’entre elles, mais j’y retrouve l’emphase inhabituelle avec laquelle elle m’a parlé, et qui m’a rendue muette, comme pétrifiée.
Je ne me souviens d’aucun préparatif de départ… je sais que maman et Kolia allaient partir aussi, dès que maman reviendrait. Kolia avait écrit un gros livre sur l’histoire de l’Autriche-Hongrie et il était invité à travailler quelques mois à Budapest… un nom que j’ai entendu souvent à ce moment-là.
L’annonce de mon départ ne m’avait pas rendue triste. J’étais habituée à ces allers et retours et j’étais contente comme toujours de revoir papa, le Luxembourg… et la gentille dame qui m’avait fait danser, qui était auprès de moi sur le banc à ce moment-là… quand cela s’était produit… quand cela m’avait emplie, irradiant de partout, de la lumière, des petits murs de briques, des espaliers, des marronniers en fleur… cela me revenait encore parfois…
J’ai oublié mes adieux probablement déchirants avec Gacha… mais, curieusement, ce qui est resté, c’est ce dernier moment, quand je suis revenue pour embrasser Kolia tout occupé à écrire, entouré de papiers… quand je l’ai flairé comme un petit chien, pour mieux me le rappeler… retenir son odeur de tabac et d’eau de toilette, et quand j’ai regardé encore une fois la forme de ses ongles, de ses doigts… il me semblait que c’est par là surtout que se dégageait ce qui l’emplissait, le gonflait même un peu, sa gentillesse, sa bonhomie.
Il est facile d’imaginer les plaines toutes blanches – c’était en février – à travers lesquelles nous roulions, les isbas de bois, les troncs blancs des bouleaux, les sapins sous la neige… je les voyais sûrement… mais ils se confondent avec tant d’autres images semblables. Ce qui ne se confond avec rien, c’est maman assise en face de moi près de la fenêtre, son geste quand étendant le bras elle essuie
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