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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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tu meurs… »  
    — Peut-être ne l’avait-elle pas dit exactement dans ces termes…  
    — Peut-être… mais c’est ainsi que cela a été reçu par moi. Si tu touches à cela, tu meurs…  
    Nous nous promenons je ne sais où à la campagne, maman avance doucement au bras de Kolia… je reste en arrière plantée devant le poteau de bois… « Si tu le touches, tu meurs », maman a dit ça… J’ai envie de le toucher, je veux savoir, j’ai très peur, je veux voir comment ce sera, j’étends ma main, je touche avec mon doigt le bois du poteau électrique… et aussitôt ça y est, ça m’est arrivé, maman le savait, maman sait tout, c’est sûr, je suis morte, je cours derrière eux en hurlant, je cache ma tête dans les jupes de maman, je crie de toutes mes forces : je suis morte… ils ne le savent pas, je suis morte… Mais qu’est-ce que tu as ? Je suis morte, morte, morte, j’ai touché le poteau, voilà, ça y est, la chose horrible, la plus horrible qui soit était dans ce poteau, je l’ai touché et elle est passée en moi, elle est en moi, je me roule par terre pour qu’elle sorte, je sanglote, je hurle, je suis morte… ils me soulèvent dans leurs bras, ils me secouent, m’embrassent… Mais non, mais tu n’as rien… J’ai touché le poteau, maman l’a dit… elle rit, ils rient tous deux et cela m’apaise…  

 
    —  Tiens, maman, s’il te plaît, avale ça… Maman qui n’a pas son pince-nez, elle ne le porte que pour lire, se penche très bas pour voir ce qu’il y a dans la cuiller que je lui tends… C’est de la poussière que j’ai ramassée pour toi, elle n’est pas sale du tout, n’aie pas peur, avale-la… Tu l’as déjà fait…  
    — Mais qu’est-ce que tu racontes ? Mais tu es folle…  
    — Non. Tu m’as dit que c’est comme ça que j’ai poussé dans ton ventre… parce que tu avais avalé de la poussière… avale encore celle-ci, je t’en prie, fais-le pour moi, je voudrais tant avoir une sœur ou un frère…  
    Maman a l’air agacée…  
    — Je ne sais pas ce que je t’ai dit…  
    — Tu m’as dit ça. Et tu as dit aussi, je t’ai entendue… tu as dit que tu serais contente d’avoir encore un enfant… Alors fais-le, maman, tiens, avale…  
    Maman abaisse ma main tendue… – Mais ce n’est pas cette poussière-là…  
    — Alors, dis-le-moi… quelle   poussière ?  
    — Oh, je ne sais pas…  
    — Si. Dis-le…  
    — C’est de la poussière comme il y en a sur les fleurs…  
    — Sur les fleurs ? Sur quelles fleurs ?  
    — Je ne m’en souviens pas.  
    — Mais fais un effort, essaie de te rappeler…  
    — Oh écoute, arrête de me tourmenter avec tes questions… Tu ferais mieux de jouer, comme tous les enfants, au lieu de traîner derrière moi sans rien faire, tu ne sais plus quoi inventer, tu vois bien que je suis occupée…  

 
    Je suis assise près de maman dans une voiture fermée tirée par un cheval, nous cahotons sur une route poussiéreuse. Je tiens le plus près possible de la fenêtre un livre de la bibliothèque rose, j’essaie de lire malgré les secousses, malgré les objurgations de maman : « Arrête-toi maintenant, ça suffit, tu t’abîmes les yeux… »
    La ville où nous nous rendons porte le nom de Kamenetz-Podolsk. Nous y passerons l’été chez mon oncle Gricha Chatounovski, celui des frères de maman qui est avocat.
    Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les qualités qui font de « beaux souvenirs d’enfance »… de ceux que leurs possesseurs exhibent d’ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Et comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tout point conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux cotés ? J’avoue que j’hésite un peu…
    —  Ça se comprend… une beauté si conforme aux modèles… Mais après tout, pour une fois que tu as cette chance de posséder, toi aussi, de ces souvenirs, laisse-toi aller un peu, tant pis, c’est si tentant…  
    — Mais ils n’étaient pas faits pour moi, ils m’étaient juste prêtés, je n’ai pu en goûter que des parcelles…  
    — C’est peut-être ce qui les a rendus plus intenses… Pas d’affadissement possible. Aucune accoutumance…  
    —  Oh pour ça non. Tout a conservé son exquise perfection : la vaste maison familiale pleine

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