Enfance
de recoins, de petits escaliers… la « salle », comme on les appelait dans les maisons de la vieille Russie, avec un grand piano à queue, des glaces partout, des parquets luisants, et tout le long des murs des chaises couvertes de housses blanches… La longue table de la salle à manger où à chacun des bouts sont assis, se faisant face, se parlant de loin, se souriant, le père et la mère, entre leurs quatre enfants, deux garçons et deux filles… Après le dessert, quand ma tante a donné aux enfants la permission de sortir de table, ils s’approchent de leurs parents pour les remercier, ils leur baisent la main et ils reçoivent sur la tête, sur la joue un baiser… J’aime prendre part aussi à cette amusante cérémonie…
Les domestiques sont comme il se doit gentiment familiers et dévoués… Rien ne manque… même la vieille « niania » douce et molle dans son châle et ses jupes amples… Elle nous donne pour notre goûter de succulentes tartines de pain blanc enduites d’une épaisse couche de sucre mouillé… et le cocher qui se chauffe au soleil sur le banc de bois adossé au muret dans la cour où se trouve l’écurie… j’aime grimper doucement sur ce mur derrière lui et poser mes mains sur ses yeux… « Devine qui je suis… – Je sais que c’est toi, petite friponne »… je me colle à son large dos, je passe mes bras autour de son cou, je hume la délicieuse odeur qui s’exhale du cuir de son gilet, de son ample veste, de ses cheveux pommadés, de la sueur qui perle en fines gouttelettes sur sa peau tannée et burinée…
Et le jardin… avec au fond le pré couvert de hautes herbes où nous allons toujours jouer, Lola, la plus jeune de mes cousines, qui a mon âge, son frère Petia et des enfants de voisins, d’amis… Nous pressons entre le pouce et l’index des coques jaunâtres et vides de je ne sais plus quelle plante pour les entendre éclater, nous tenions aplatie et serrée entre nos deux pouces rapprochés une herbe coupante et -nous soufflons dessus pour qu’elle se mette à siffler… La tête couverte d’un long voile de mousseline blanche et ceinte d’une couronne de pâquerettes que niania a tressée, tenant à la main une baguette toute lisse, encore un peu humide, un peu verdâtre, et embaumant le bois fraîchement écorcé, je conduis la procession qui porte en terre une grosse graine noire et plate de pastèque. Elle repose dans une petite boîte sur une couche de mousse… nous l’enterrons selon les indications du jardinier, nous l’arrosons avec notre petit arrosoir d’enfant, j’agite au-dessus de la terre ma baguette magique en prononçant des incantations faites de syllabes barbares et drôles que j’ai longtemps retenues et que je n’arrive plus à retrouver… Nous irons nous pencher sur cette tombe jusqu’au jour où enfin nous aurons peut-être la chance de voir sortir de terre une tendre pousse vivante… Au fond du puits vit sous sa carapace un monstre tout petit mais très méchant, sa piqûre est mortelle, s’il sort et s’avance dans l’allée on risque de ne pas le voir, sa couleur se confond avec celle du sable…
Du visage de mon oncle ne m’est restée qu’une impression de finesse, de douceur un peu triste… nous le voyons très peu, surtout aux repas… il travaille tant.
Par contre je vois très bien ma tante, telle qu’elle m’apparaissait quand j’aimais regarder les boucles argentées de ses cheveux, son teint rose, ses yeux… les seuls yeux bleus que j’aie vus avec une nuance vraiment violette… même cet écart entre ses deux dents de devant très blanches qui avancent légèrement augmente encore son charme. Il y a quelque chose dans son regard, dans son port de tête, qui lui donne un certain air… je ne trouve aujourd’hui pour le qualifier que le mot altier… Maman dit de tante Aniouta qu’elle est une « vraie beauté ».
Elle tient une grande montre ronde dans sa main, elle pose un doigt de son autre main sur le cadran et elle me demande : Si la grande aiguille est là et la petite ici… Tu ne sais pas ? Réfléchis bien… ne lui souffle pas, Lola… Je réfléchis de toutes mes forces, j’ai peur de me tromper, je murmure une réponse hésitante et elle a un large sourire, elle s’écrie : Bien ! Très bien !
Nous sommes assis avec elle, nous, les plus petits, dans la grande calèche découverte tirée par deux chevaux, nous allons de l’autre côté du
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