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Enfance

Enfance

Titel: Enfance Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nathalie Sarraute
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grand-chose de commun avec celle que tu as montrée plus tard dans l’un des tiens…  
    —  Rien que la jupe moelleuse, les tavelures qui parsèment le dos de ses mains et, sur son annulaire, au niveau de l’articulation ce petit creux… Mais ses cheveux sont d’un jaune terne, ses yeux ne sont pas pareils à de l’émail bleu, ils sont d’un vert jaunâtre un peu déteint, elle a un grand visage blafard, d’assez gros traits… il est impossible de la modeler en une mignonne statuette bleue et rose de grand-mère de conte de fées… impossible de la figer… il y a quelque chose en elle de toujours mouvant, de pétillant, quelque chose de vif qui se tend aussitôt vers ce qu’on lui présente…
    Je pose mon cartable et je vais me laver les mains dans le cabinet de toilette qui sépare nos chambres et puis nous goûtons, elle fait du thé sur un petit réchaud et elle sort de son armoire un pot de confiture de carottes qu’elle a préparée suivant sa recette et que nous sommes seules, elle et moi, à apprécier… je lui raconte tout ce qui s’est passé à l’école et elle le rend intéressant, amusant, par sa façon de l’écouter… C’est avec elle que j’apprends les leçons les plus rebutantes… avec elle, même celles de géographie ont du charme, je n’ai plus besoin de mes cocottes en papier. Je ne les ai montrées qu’à elle, et une fois je leur ai fait la classe devant elle, je l’ai fait rire…
    Nous rions beaucoup toutes les deux, surtout quand elle me lit des comédies… Le Malade imaginaire… ou Le Revizor… elle lit très bien, elle rit parfois tellement qu’elle est forcée de s’arrêter, et moi je me tords littéralement, couchée à ses pieds sur le tapis.
    On ne pourrait pas croire que c’est la première fois de sa vie qu’elle est en France… En l’écoutant parler, on serait sûr qu’elle y a toujours vécu, il n’y a aucune trace d’accent étranger dans sa prononciation, dans ses intonations, elle ne cherche jamais ses mots…
    —  Elle emploie seulement… c’est rare… certains mots qui ont un air vieillot… comme « serrer » pour « ranger »… « Serre cela dans le tiroir de la commode »…  
    —  Il lui arrive, pendant les repas, d’oublier qu’elle est en France et si elle est en train de parler russe et qu’elle veut dire quelque chose que la bonne qui sert à table ne doit pas comprendre, elle le dit en français, et c’est parfois une remarque désobligeante… alors Véra lui rappelle en russe qu’elle est en France, et elle rougit, se désole en russe cette fois… Mon Dieu ! c’est pourtant vrai, où ai-je la tête ? Quelle horreur…
    Mon père l’appelle Alexandra Karlovna… Karl n’est pas un prénom russe, son père s’appelait Charles Feue de la Martinière, c’était un officier français envoyé en mission en Russie par Napoléon (j’ai longtemps cru que c’était Napoléon I er , et j’ai été bien déçue en apprenant que c’était Napoléon III). Là-bas il a épousé une Russe et peu de temps après ils sont morts tous deux du choléra en laissant une fille, Alexandra…
    Nos repas sont transformés par sa présence… entre mon père et elle je sens de l’estime, de l’affection… mon père parle beaucoup avec elle et elle aussi raconte, discute, ils se posent l’un à l’autre des questions et ils m’en posent à moi sur mes études, tout à fait insoucieux, comme inconscients de la présence de Véra, et moi, comme si de rien n’était, je réponds. Mon père fait beaucoup d’éloges de la façon dont dans les écoles primaires, à en juger par la mienne, sont traités et instruits les enfants… c’est un modèle d’éducation, ces écoles de France… Un pays pour lequel il voudrait lui faire partager sa passion.
    Après le dîner, souvent je reviens dans sa chambre, elle m’apprend à crocheter un de ces grands fichus ronds à grosses mailles qu’elle se fait pour elle-même et qu’elle porte toujours, repliés en deux sur ses épaules… J’aime avec elle essayer de me rappeler l’allemand que j’ai appris autrefois en bavardant et elle me le fait lire dans l’écriture gothique… Elle me donne des leçons de piano, ce qui m’amuse beaucoup moins, mais elle serait contente si je savais jouer, alors j’accepte sans rechigner de recommencer sans fin, assise près d’elle, ce qu’il peut y avoir au monde de plus ennuyeux, les gammes et les exercices…
    Un jour je lui

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