Fatima
regorgerait de nourriture, de tissus rares, de laines colorées, d’objets d’argent, d’or ou d’acier, de cuirs fins provenant des riches royaumes de Ghassan, de Bosra, de Damas ou de Palmyre, ou des pays du Sud, de Saba, de Tarib ou de Manab, ou encore d’Axoum, de l’autre côté de la mer d’al Qolzum. Le bétail, petit ou grand, pullulerait dans les enclos, et toutes ces richesses allaient changer de mains, se troquer, se vendre et s’acheter. Ce serait la plus haute des quatre saisons du commerce du grand désert de Maydan et du Hedjaz, jusqu’aux montagnes d’Assir.
Les caravaniers et les marchands qui parvenaient dans Mekka, avant même de dresser leurs tentes en bordure de la ville, sous les grandes palmeraies de Jarûl ou d’al Layt, s’empressaient de venir à la Ka’bâ. Là, ils tournaient autour de la Pierre Noire après s’être mouillé le front à la source Zamzam. Puis ils s’inclinaient devant la grande statue d’Hobal afin de quémander protection et fortune. Aussi, comme le voulait la tradition, en cette occasion et pour cinq jours, les portes de la Ka’bâ restaient-elles ouvertes et illuminées jusqu’au matin.
Seuls les hommes y étaient présents. Ce n’était la place d’aucune femme, et encore moins d’une fille de quinze ans. Fatima devait se montrer discrète. Elle se glissa sous une rangée de palmiers bordant le sud de l’esplanade. En plein jour les pèlerins s’y protégeaient du soleil, mais la nuit les halos des torches et des vasques de naphte, concentrés près de la Ka’bâ, la laissaient dans une épaisse pénombre. Surveillant son père qui s’engouffrait dans la foule, elle s’avança jusqu’au tronc le plus proche de l’enceinte. Elle avait à peine eu le temps de s’accroupir sur des palmes séchées, qu’on avait empilées là en guise de sièges, lorsque l’incident éclata.
Bien éclairé par la torche de Bilâl et devançant ses compagnons, Muhammad se trouvait à quelques pas de la porte du sanctuaire. Il y avait là de hautes marches de pierre où il avait coutume de s’asseoir pour tenir de longues conversations avec ceux qui le désiraient. Des années plus tôt, Zayd avait raconté à Fatima comment Muhammad lui-même avait fait construire ces marches. Aujourd’hui, il y passait chaque jour tant de temps que les gens de Mekka, les uns pour se moquer et les autres sans savoir quoi en penser, appelaient ces marches l’école de Muhammad le Fou, ou de Muhammad le Messager.
Ce soir, obstruées par la foule, les marches semblaient impossibles à atteindre. Fatima vit son père et le grand serviteur noir ralentir, sans doute se demandant comment y parvenir. Puis elle devina un mouvement au coeur de la cohue. Un cri fusa, jeté par une voix aiguë :
— Aiiie ! Voici ibn ‘Abdallâh et son sûdân ! Faites place au Grand Prophète des va-nu-pieds !
Muhammad et Bilâl se figèrent. Le silence saisit l’assemblée. Tous les visages se tournèrent vers les arrivants. Abdonaï, Abu Bakr et Tamîn se placèrent aux côtés de Muhammad. Quelques ricanements résonnèrent. La foule se fendit et un homme, grand et sec, vêtu d’une tunique de fine laine et d’une cape luxueuse, blanche et brodée, s’en détacha. Quand il se présenta dans la lumière de la torche, Fatima le reconnut aux trois bagues d’or scintillant à sa main droite. Il tenait le manche de son poignard, dont le fourreau était serré dans une large ceinture de soie.
C’était Otba ibn Rabt’â, puissant des Abd Sham et père de la première épouse d’Abu Sofyan. Depuis toujours le pire des ennemis de sa mère et de son père.
Avec son arrogance habituelle, de sa voix d’homme habitué à brailler au-dessus de la tête des autres, il grinça :
— Salut, toi, Muhammad le poète ! Viens-tu enchanter nos oreilles de ta poésie ? On commençait à s’impatienter. La nuit tombait, et toi et ton nègre, on ne vous voyait pas.
Otba ibn Rabt’â éclata d’un grand rire qui fit trembler son opulente barbe. De la masse des spectateurs aussi jaillirent des quolibets pleins de mépris. L’espace se resserra autour de Muhammad et de ses compagnons. La peur mordit Fatima à la gorge. Bientôt, elle ne distinguerait plus le chèche clair noué sur la tête de son père…
Sans quitter la protection de l’ombre ni attirer l’attention, elle s’agrippa au tronc du palmier et l’escalada. Avant qu’elle ne trouve une prise sûre, elle perçut la voix de
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