Fatima
jetèrent un coup d’oeil de reproche, mais, pour une fois, ils s’abstinrent de lui lancer leur sempiternel : « Écarte-toi, fille, ce n’est pas ta place. »
Malgré tout, par respect pour son père, elle demeura quelques pas en arrière. De là où elle se trouvait, elle ne pouvait entendre ce qui se disait entre Muhammad et les patriarches. Mais, à la manière dont les uns et les autres, par-dessus le muret du cimetière, tendaient les paumes en avant et bougeaient les lèvres, elle sut que son père leur adressait une prière. Puis il se tourna vers les autres Bédouins qui ne le quittaient pas des yeux et répéta ce geste.
Soudain, une Bédouine se précipita vers la murette en criant le nom de Muhammad. Les joues ruisselantes de larmes, elle agrippa les mains du Messager par-dessus les pierres pour les presser contre son front. Elle le fit de façon si brusque qu’elle perdit l’équilibre et s’affala. Fatima ne put retenir un rire. Un rire léger et joyeux qui tinta dans l’air du crépuscule. Abu Bakr se retourna vers elle, offusqué. Mais déjà son père relevait la femme avec l’aide d’un jeune homme qui devait être son fils. La vieille Bédouine, malgré le choc provoqué par sa chute, se mit elle aussi à rire. Un rire qui, comme un saut de criquet, gagna chacun : Muhammad, les vieux patriarches, puis tous les Bédouins. Fatima vit son père se tourner vers elle. Il lui fit signe d’approcher.
— Je te connais, tu es Fatima, la jeune fille de notre Messager ! s’exclama la Bédouine. Je t’ai connue toute petite, pas plus haute que ça.
De la main elle indiqua le niveau de ses genoux. Fatima frissonna. Son père referma la main sur son épaule et l’attira contre lui.
— Fatima est celle que le Seigneur m’a donnée pour que je n’oublie pas ce qu’est l’amour, dit-il de sa voix rauque bien audible.
Des mots qui furent comme une houle brûlante. Le bonheur inonda Fatima depuis les cheveux jusqu’à la plante des pieds. Durant un instant, tout fut un peu confus. Elle n’osa pas se retourner pour voir si les compagnons de Muhammad les avaient entendus. Oh, comme elle aurait aimé que la paume de son père ne quitte jamais son épaule ! La Bédouine, elle, désigna son fils :
— Ta mère, la saïda bint Khowaylid, nous a sauvés, mon fils et moi. Et tant d’autres. Vous, les doigts noirs de la peste ne vous ont pas effrayés. Vous n’avez pas fui comme les seigneurs de Mekka ! Toi, Muhammad ibn ‘Abdallâh, si tu dis qu’il y a un dieu plus grand et plus vrai que les idoles autour desquelles les riches de Mekka tournent sur l’esplanade de la Ka’bâ, je te crois. Si tu dis que ton Allah te parle et use de ta bouche pour nous parler, je te crois !
De nouveau la vieille femme baisa avec ferveur la main de Muhammad.
— Je te crois, je te crois, je te crois ! Qu’Allah te donne une longue vie pour chauffer nos coeurs comme le soleil chauffe nos tentes.
Il y eut des murmures, des approbations. Muhammad se dénoua de Fatima pour franchir la murette. Souriant, il redressa la vieille Bédouine et, d’un geste simple, il la serra contre lui, baisant sa tempe comme il l’aurait fait pour une femme de sa maisonnée. Les patriarches se pressèrent aussitôt autour d’eux, saisissant les épaules de la vieille, l’apaisant et la repoussant dans les bras de son fils.
Abu Bakr et Tamîn avaient rejoint Muhammad de l’autre côté du muret. Abdonaï les suivit. Discrètement, Fatima en fit autant. En se retournant, elle aperçut Ashemou et les autres, déjà loin du cimetière, sur le chemin qui descendait vers les premières maisons de Mekka. Avec un pincement de regret elle comprit qu’aucun d’eux n’avait pu entendre les paroles merveilleuses prononcées par son père.
Maintenant la petite foule de Bédouins prenait elle aussi la direction de la ville. Le désert s’irriguait des derniers rayons du soleil. L’ombre déjà commençait à se faire plus sourde. Dans peu de temps, la chaleur serait moins lancinante. Bien qu’il fût déjà tard, Fatima ne doutait pas que son père irait, comme chaque jour, s’installer sous les torches des portes de la Ka’bâ pour transmettre la parole de son Rabb. Et, comme d’habitude, les incrédules lui lanceraient des moqueries et des cailloux.
Au moins, songea Fatima, à partir de ce soir, il ne sera plus si seul et si faible, mais entouré de la ferveur des Bédouins.
À peine cette pensée lui
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