Fatima
Cinq ans plus tard
Les ombres s’allongeaient sur les pierres blanches du cimetière d’al Ma’lât. La fin du jour n’était pas loin. Fatima retint son souffle.
Quand le ciel s’entrouvrira ,
Que les astres seront dispersés ,
Que les mers gonfleront ,
Que les tombes seront défaites [1] …
Les paroles de son père frappaient sa poitrine. La tristesse l’envahit.
Ils étaient peu nombreux, en ce jour du cinquième anniversaire de la mort de la saïda Khadija bint Khowaylid, autour de la tombe de celle que certains d’entre eux appelaient déjà la Mère des Croyants. Chacun avait apporté une sacoche remplie de grains d’orge et, à tour de rôle, la vidait sur la dalle qui couvrait la sépulture. Dès leur départ, les oiseaux s’en accapareraient et les sèmeraient à travers le pays. Ainsi, à la saison prochaine, des centaines d’épis pousseraient en mémoire de Khadija, sa mère bien-aimée.
Puis, selon la tradition que Muhammad, son père, avait instaurée, chacun raconta le bien qu’il avait accompli en pensant à la défunte. Après quoi, la prière reprit :
… Par l’aube .
Par la nuit devenue sereine .
Ton Rabb ne t’abandonne ni te déteste .
La vie future te sera plus belle à celle de nos jours .
Ton Rabb, bientôt, te fera le don nécessaire [2] …
Son père se tut. Il était là, devant elle, les épaules recouvertes de ce manteau d’ocre brune qui ne le quittait jamais et parfois semblait l’engloutir. Il tendit les paumes, les offrant à la lumière déclinante. Lentement, il s’agenouilla sur l’étroite natte tendue à ses pieds, devant la tombe de son épouse. Aussitôt, d’un seul mouvement, tous autour de Fatima en firent autant. Le gémissement douloureux du vieil érudit Waraqà [*] , qui tenait sa jambe malade et s’agrippait au bras de Zayd, son disciple, se mêla aux froissements des tuniques.
La dalle blanche de la sépulture absorba doucement les lueurs rougeoyantes du ciel et, un instant, parut recouverte par l’un de ces tissus de soie riches et rares que la saïda Khadija bint Khowaylid avait tant appréciés.
Muhammad redressa le buste sans quitter sa position agenouillée. De nouveau il tendit les paumes vers le ciel déjà lourd de nuit.
D’une voix forte qui résonna contre les pierres du cimetière, il dit :
— Il n’y a de dieu que Dieu, Allah le Clément et Miséricordieux !
Après quoi, ce fut le silence. Un long silence.
Fatima aurait dû se répéter les mots venus de son Rabb. Cela faisait partie de la prière. « Laisse ton coeur s’ouvrir et vois s’il est bon, s’il accomplit son devoir », disait son père en souriant, presque amusé, comme s’il lui enseignait un jeu.
Mais ce fut plus fort qu’elle. Les pensées qui l’obsédaient, la colère, les doutes, l’incompréhension, reprenaient déjà possession de son esprit.
Comment était-il possible qu’ils soient si peu nombreux et si faibles autour de son père Muhammad ? Pourquoi son Rabb, soi-disant si puissant, l’Unique, le laissait-Il si démuni ? Pourquoi ne poussait-Il pas les gens vers lui et ne lui offrait-Il pas une bande de solides compagnons, des mercenaires de qualité, pour cette conquête qu’il réclamait par la bouche et la vie de Son Messager ?
Jamais, bien sûr, elle n’avait osé interroger son père. Mais, cent fois déjà, elle avait questionné la belle Ashemou, l’ancienne esclave de sa mère, ainsi qu’Abdonaï le Perse, deux fidèles parmi les fidèles. Leurs réponses étaient loin de l’apaiser. Bien au contraire.
Inlassablement, ils répétaient : « Ton père sait pourquoi il fait ce qu’il fait. Et quand il ne le sait pas, son Seigneur le sait pour lui. »
Ou Abdonaï se moquait d’elle : « Des “mercenaires de qualité” ! Rien que cela ! Et je suppose que tu te verrais bien avec le casque de cuir du chef sur tes jolies boucles !»
Ashemou, exaspérante, reprenait le refrain que chacun serinait : « Sois patiente, Fatima. Imagine que ton père est en train de construire une nouvelle et magnifique cité, avec des rues et des maisons comme nous n’en avons encore jamais vu. Crois-tu que cela puisse se faire en un jour ou même en une année ?»
Ashemou n’avait pas tort. Fatima le savait. Mais encore fallait-il que l’architecte restât en vie pour accomplir son oeuvre. Or, la haine qui entourait son père était telle que l’on pouvait en douter. Les idolâtres
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