Fortune De France
l’Art peut non seulement
se concilier avec la vérité du fait, mais qu’elles ont ensemble une
évidente affinité.
Le
tour de force de Thackeray, écrivant au XIX e siècle la vie de Henry Esmond dans l’anglais qu’on parlait un siècle avant lui à la cour de
la reine Anne, est souvent cité comme une inégalable réussite. Elle m’a
profondément fasciné quand j’ai lu ce beau livre, et sans son exemple je
n’aurais jamais tenté d’écrire Fortune de France dans la langue du XVI e siècle.
Un
langage n’est pas neutre. À chaque époque, il charrie un accent, une couleur,
une émotion, une attitude envers la vie. Il ne sert à rien, en parlant d’un
courtisan d’Henri III ou d’Henri IV, de décrire son
« pourpoint » ou son « haut-de-chausses », si vous mettez
dans sa bouche des paroles qui sont toutes de notre siècle. Une méchante fée
aussitôt changera en terne veston son pourpoint emperlé et en rugueux pantalon
son haut-de-chausses de satin. Tout sera gâté et gâché par cette infortunée
dissonance, y compris cette vertu si importante pour qui se mêle de conter une
histoire : la crédibilité.
Ce
fut une entreprise longue, difficile et passionnante que de créer une langue
archaïque qui parût être celle du temps, de lui donner, au surplus, un timbre
personnel et de soutenir cette gageure au long de trois mille pages. Je
n’attendis pas sans affres la sortie du premier volume, craignant que le
lecteur ne fût rebuté par ce langage nouveau. Ce fut, comme on sait, le
contraire qui se passa. Ceux qui me lurent se prirent d’affection pour ces
vieux mots savoureux, ces tournures courtoises, ce franc et vert parler, et
quand ils me firent l’amitié de m’écrire, ils le firent assez souvent dans la
langue que j’avais pris tant de plaisir à composer.
Le
demi-siècle d’Histoire de France qui apparaît dans les six volumes de cette
série, et qui va de la mort de François I er à l’Édit de Nantes,
pose, comme on l’a vu, un seul grand problème, mais le pose de façon
tragique : dans la haine, le sang et les massacres.
Une
majorité de catholiques voulait à toute force chasser ou tuer une minorité de
protestants. On ne voulait absolument plus de l ’autre : c’était
l’hérétique, l’impur, le méchant. On ne disait pas « exclure » en
cette époque sans vergogne : on disait « éradiquer » et le
couteau paraissait le moyen le plus sûr.
« On
ne résout pas le problème par le couteau », protestait déjà
Henri III. Et quelques années plus tard, Henri IV fut assez fort pour
dire à son Parlement : « Cet Édit est pour le bien de la paix. Je
l’ai faite au-dehors : je la veux au-dedans. »
Comme
il l’avait voulu, on s’aima alors entre Français, qu’on fût catholique ou
huguenot. Mais moins d’un siècle plus tard, le petit-fils du bon roi Henri
défit d’un trait de plume cette paix qui avait coûté tant de sang.
En
France du moins, cette intolérance-là n’est plus. Mais c’est un monstre plein
de vitalité. Pour une tête qu’on lui coupe, il lui en repousse deux. C’est à
cela, à mon sentiment, que sert l’histoire : elle nous apprend que les
mêmes problèmes se posent à nous qu’à nos ancêtres, quoiqu’en des formes
différentes.
Robert Merle
1992
FORTUNE DE FRANCE
Ne verra-t-on la Fortune de France relevée ? Ou
demeurera méprisée et pour jamais couchée en terre ?
Michel de L’Hospital
AVANT-PROPOS
Fortune de France est une chronique qui
se situe dans la deuxième moitié duXVI e siècle, puisqu’elle débute deux ans
avant la mort de François I er (1547) et finit un an après
l’entrevue de Bayonne (1565).
Il
s’agit d’un récit concentrique dont le premier cercle est une famille, le
second une province, et le troisième un royaume, mais sans que les Princes
reçoivent ici plus d’attention qu’il n’est nécessaire pour comprendre l’heur ou
le malheur de ceux qui, en leur lointaine Sénéchaussée, dépendaient de leurs
décisions.
La
famille que je me suis rêvée (mais nourrissant ce rêve de données très
précises) était protestante et vivait dans le Périgord méridional à la croisée
de deux villages qui s’orthographiaient au XVI e siècle Marcuays et
Taniès – ce dernier surplombant une petite rivière qui alimentait des
moulins. Parallèle à la rivière sinue une route qui menait – qui mène
toujours, en fait – aux Ayzies,
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