Fortune De France
ponts. Après avoir occis ces gueux, on les dépouillait
de leurs armes et de leurs écus et, les trois soldats ayant reçu chacun sa part
de la picorée, le reste allait enrichir les coffres des deux Jean.
Après
Bordeaux, cette mâle troupe rattrapa, sur la route de Bergerac, une gracieuse
chevauchée de jeunes nonnes portées par des haquenées et conduites par une
fière abbesse dans un carrosse. À la vue de ces cinq soldats, tannés, couturés
et barbus fondant sur elles par-derrière dans la poussière des chemins, les
religieuses poussèrent des cris, pensant qu’elles touchaient là, peut-être, au
terme de leurs vœux. Mais Jean de Siorac, arrêtant son cheval à la fenêtre du
carrosse, salua très civilement l’abbesse, dit son nom et la rassura. Elle
était jeune, fille de bonne maison, point farouche et, battant du cil d’un
certain air doux et prometteur, demanda à mon père de lui faire escorte jusqu’à
Sarlat. Mon père, qui était alors, à ce qu’on dit, une proie facile pour toutes
les diablesses de la terre, fussent-elles vêtues comme l’abbesse, allait céder
quand Jean de Sauveterre intervint. Poli, mais rude, et fixant sur la
demoiselle son œil noir, il fit valoir à l’abbesse qu’au train où allaient les
haquenées des saintes filles, une escorte retarderait beaucoup sa troupe et
l’exposerait, par conséquent, davantage aux dangers de la route. Bref, il
s’agissait là d’un service ne pouvant pas être rétribué à moins de cinquante livres.
L’abbesse, rengainant ses mines, disputa âprement, mais Jean de Sauveterre fut
inflexible et l’abbesse versa la somme dite jusqu’au dernier sol et par avance.
Dans
mon enfance, j’ai entendu raconter cette histoire plus de cent fois par
Cabusse, un de nos trois soldats, le second s’appelant Marsal et l’autre
Coulondre. Et malgré qu’elle me plût beaucoup, elle me paraissait aussi assez
peu compréhensible parce que Cabusse, sur le dernier mot, riait à se fendre la
gueule comme grenouille et criait : « Il y a eu un Jean qui a touché
les écus, et l’autre Jean a touché le reste, Dieu le bénisse ! »
À
Taniès, mon arrière-grand-père, le vieux François Siorac, était mort, mais
Raymond, le frère aîné de Charles l’apothicaire, avait repris la terre. Il
accueillit bien son neveu, bien qu’en son for intérieur il fût assez effrayé de
voir s’abattre sur sa maison ces cinq soldats bottés, barbus et bardés d’armes.
Mais Jean le défraya, et du pot et du feu, et comme c’était le temps des
moissons, les trois soldats retroussèrent leurs manches et donnèrent la main.
D’ailleurs, c’étaient d’honnêtes gaillards et bien qu’ayant servi en légion
normande pour ce qu’alors ils vivaient en cette province, deux d’entre eux
étaient originaires du Quercy et le troisième — Cabusse – était
gascon.
Avant
de décider où et comment s’établir, les deux Jean, sur leurs meilleurs chevaux
et eux-mêmes dans le meilleur appareil, mais qui sentait encore le soldat,
allèrent se présenter de château en château à la noblesse du Sarladais. Jean de
Siorac avait alors vingt-neuf ans, et l’œil bleu, le cheveu blond, la taille
droite, il paraissait dans la fleur de son âge, n’eût été une petite balafre
sur la joue gauche, qui le mûrissait sans l’enlaidir, ses autres cicatrices
étant cachées par sa vêture. Jean de Sauveterre, à trente-quatre ans,
paraissait presque son père, tant parce que son poil rude grisonnait déjà qu’en
raison de son visage couturé et de la gravité de ses yeux noirs, profondément
enfoncés dans leurs orbites. Il boitait, mais avec agilité, et ses épaules
larges annonçaient beaucoup de force.
Ni
le Chevalier de Siorac ni Jean de Sauveterre, Écuyer, n’eurent garde de cacher
leurs origines, ne pensant pas avoir à rougir de la nouveauté de leur noblesse.
Cette franchise montrait bien qu’ils sentaient leur valeur. En outre, les deux
Jean s’exprimaient avec éloquence, sans rien de haut ni de tranchant, mais en
même temps avec un air de ne pas être hommes à se laisser morguer.
Le
Périgordin a la réputation d’être aimable, et les Capitaines furent partout
bien accueillis, mais par nul mieux que par François de Caumont, seigneur de
Castelnau et des Milandes, et par ses frères.
Le
splendide château de Castelnau qu’avait bâti son grand-père, François de
Caumont, n’avait pas cinquante ans d’âge et sa pierre avait cet
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