Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
n’étant rien de plus qu’un stratagème pour gagner ma confiance.
La réponse de Petrocchio vint me confirmer que j’avais vu juste.
— Doux Jésus, ce serait un peu fort ! Cependant non, je n’ai jamais entendu dire cela. Bien sûr la présence de conversi au sein de la curie fait partie de ces rumeurs récurrentes, mais c’est comme les histoires de veaux à deux têtes. Ni l’un ni l’autre ne sont à prendre au sérieux, à mon avis.
Il jeta sa cuisse de chapon à moitié mangée dans l’obscurité du jardin et se pencha vers moi comme pour me faire une confidence.
— En parlant de conversi, avez-vous entendu le dernier ragot que della Rovere est en train de faire circuler ?
En me voyant secouer la tête, il prit un air sérieux.
— Il raconte un peu partout que Borgia est un marrano.
Un porc. Un cochon dégoûtant. Un juif en secret qui fait semblant seulement d’être chrétien. Dire d’un homme ou d’une femme qu’ils étaient des conversi équivalait à émettre des doutes sur la sincérité de leur engagement envers la religion chrétienne. Mais qualifier quelqu’un de marrano revenait à le jeter dans la fosse des condamnés en compagnie des hérétiques et autres sorcières.
— Della Rovere déclare la guerre, dis-je dans un souffle.
C’était la seule conclusion possible.
Petrocchio soupira.
— La situation va empirer avant de s’améliorer, ça, c’est certain. Je songe à aller à la campagne quelque temps. (Il me regarda.) Vous seriez bien avisée d’en faire autant.
Je me levai et lui souris comme je pus.
— Pas tant que Borgia reste à Rome.
Le Maestro acquiesça, l’air de compatir. Il fit signe à un assistant de venir l’aider à se relever.
— Sérieusement, Donna Francesca, me dit-il en se préparant à partir. Ne mésestimez pas les forces déployées contre votre maître. Plus d’un sont déterminés à empêcher un Espagnol de s’emparer du trône papal. Et ils sont encore plus nombreux à craindre Borgia. Ils le soupçonnent de vouloir fonder une dynastie dans le but de prendre l’ascendant sur les autres familles. On dit même qu’il rêve d’unir l’Italie tout entière en la plaçant sous l’autorité d’une lignée de papes Borgia.
Je n’avais pas entendu cette rumeur-là, mais cela ne me surprenait guère. Après avoir vécu dix années sous le toit d’Il Cardinale, je n’avais plus aucun doute sur le fait que la soif de pouvoir de cet homme était sans limites.
— L’unité serait-elle si mauvaise que cela ? répliquai-je.
C’est une question à laquelle j’ai beaucoup réfléchi, depuis. Divisés comme nous le sommes en républiques, royaumes, duchés et autres, nous sommes à la merci des caprices de nos voisins plus puissants, en particulier la France et l’Espagne. Pourtant je reste partagée sur ce qu’il adviendrait si l’on aplanissait nos différences. C’est ce qui nous distingue qui nous permettra d’emprunter des chemins différents, d’expérimenter diverses façons de gouverner, voire de nous libérer du joug de la peur et de la superstition. Exercée par un mauvais dirigeant (et combien de fois dans l’histoire nous est-il arrivé d’en avoir un bon ?), l’unité viendrait détruire tout ce que nous avons bâti.
— Qui sait ? répondit Petrocchio. (Il prit appui sur son jeune assistant, qui supportait son poids d’un air stoïque.) Seulement, ayez à l’esprit qu’ils vont tous tenter de faire obstacle à Borgia. Gardez-le en vie, si vous le pouvez. Aidez-le à devenir pape, si telle est la volonté de Dieu. Mais ne sous-estimez jamais ses ennemis.
Sur ces paroles il me quitta, lui, le plus grand des imprésarios, qui savait si remarquablement masquer la réalité alors même qu’il la cernait avec davantage de clairvoyance que la plupart d’entre nous.
Je restai encore un moment dans la cour, tentant de rassembler mes esprits. Les premières lueurs grises de l’aube s’annonçaient déjà à l’est, mais les lampes brûlaient encore derrière les fenêtres du bureau de Borgia. Il Cardinale avait autant de mal à trouver le repos que moi, visiblement.
Ayant retardé le moment aussi longtemps que je l’avais pu, je rentrai à l’intérieur et montai prestement l’escalier menant à lui.
26
I l aurait été bien plus sage d’aller se coucher. De repousser le problème au lendemain. D’y réfléchir à deux fois avant d’approcher Il Cardinale précisément maintenant.
Mais la
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