Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
lupum ».
C’était tout Borgia, ça, de citer pour décrire sa situation l’œuvre d’un esclave affranchi (en reconnaissance de son génie pour la dramaturgie) plutôt que les Saintes Écritures. Néanmoins, j’étais surprise qu’il reconnaisse la gravité du problème.
— C’est vrai, vous tenez réellement le loup par les oreilles, repris-je. Si vous le lâchez, il vous dévorera. Mais Morozzi…
Le Cardinal balaya d’un geste mon inquiétude, avant que je n’aie le temps de la formuler pleinement.
— J’ai découvert, expliqua-t-il, que le meilleur moyen de connaître un homme est de le mettre sous pression et de voir comment il réagit. N’es-tu pas d’accord ?
— J’imagine. Toutefois…
— Morozzi aurait pu décliner mon invitation, mais il ne l’a pas fait. Qu’est-ce que cela nous dit de lui ? Et la façon dont il s’est comporté ensuite ici, avec une telle insolence ? Qu’il est vaniteux et trop sûr de lui, le genre d’homme qui, si on lui fournit la corde, trouvera le moyen de se pendre avec ?
— Peut-être, mais…
— Ou bien au contraire qu’il pense avoir des raisons d’afficher une telle superbe ? En d’autres termes, qu’il a un plan qui, à son avis, ne peut échouer ?
— Un plan pour vous tuer ?
Comme on disait du temps de Jules César, « in vino veritas ». Ma langue semblait avoir acquis une vie propre.
Avant que j’aie le temps de regretter ma spontanéité, Borgia remplit la seconde coupe et la fit glisser jusqu’à moi.
— Ce serait la conclusion la plus logique, souffla-t-il.
Mon souci de la sobriété s’évanouit devant la vérité implacable qu’il me demandait de regarder en face. Je bus un grand coup avant de poursuivre.
— Morozzi est en possession d’un poison mortel.
J’avais retardé le plus longtemps possible cette confession ; mais je manquerais à tous mes devoirs en ne le lui disant pas maintenant. Toutefois, cet aveu me coûta. Beaucoup.
Le Cardinal leva un sourcil.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que c’est moi qui l’ai fabriqué avant d’entrer dans le castel. Mais c’était pour mon propre usage, en cas de nécessité, et je le portais dans un médaillon que mon père m’avait donné en cadeau.
— Tu étais prête à te suicider si tu te faisais capturer ?
Il avait l’air surpris, comme s’il n’avait jamais envisagé que je sois capable d’aller si loin.
— J’ai réfléchi que si cela arrivait j’allais mourir sous la torture, mais pas avant que l’on ait réussi à me faire parler. Par conséquent, il valait mieux mourir d’emblée.
Nous songions tous deux sans le dire à l’homme à la médaille, qui avait péri exactement de cette manière-là.
— Un raisonnement sensé… répliqua Borgia. Pourtant, la plupart des gens ne peuvent s’y résoudre.
— Peut-être est-ce dû au fait qu’ils ne sont pas familiers des moyens de donner la mort.
Et peut-être également qu’ils craignaient pour leur âme immortelle, grâce à l’Église représentée par Borgia, ici présent. Cette même Église si promptement disposée à imposer sa volonté par la terreur, ces temps-ci.
— Quoi qu’il en soit, avant notre départ pour le castel Morozzi a insisté pour que je lui montre comment j’avais l’intention de tuer le pape. Plutôt que de lui dire la vérité, je lui ai montré le poison qui se trouvait dans le médaillon. Lorsqu’il nous a piégés, il me l’a arraché du cou.
— Lorsqu’il t’a piégé avec le juif ?
— Il s’appelle David ben Eliezer.
Le fait qu’il ait un nom, une vie, de la valeur : tout cela devait pourtant bien être reconnu par quelqu’un. Cette tâche semblait m’être incombée.
Borgia haussa les épaules.
— Je connais son nom et je sais ce qu’il a l’intention de faire. Il faut être fou à lier pour projeter une révolte dans le quartier juif.
Sa remarque me blessa, d’autant que je ne pouvais la nier. Il ne me restait plus qu’à me réfugier dans l’évidence.
— Les gens désespérés font des choses désespérées.
— Les juifs ont raison de l’être. Ils sont en équilibre sur un fil au-dessus du vide. Si je ne deviens pas le prochain pape ils seront réellement en danger, dans toute la chrétienté.
— Parce que Morozzi convaincra celui qui montera sur le trône de Saint-Pierre de signer l’édit ?
Borgia prit le temps de remplir nos deux coupes et de boire la sienne avant de répondre. Le vin semblait le
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