Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
fougue de la jeunesse me poussa à agir – et aussi, il faut bien l’avouer, un léger manque de sobriété.
Les doubles portes menant au bureau de Borgia étaient entrouvertes, et aucun garde n’était en vue. Je me glissai à l’intérieur, dans la salle des clercs. Leurs bureaux surélevés étaient recouverts de documents soigneusement empilés et de registres attendant d’être compulsés. À côté se trouvait un abaque dont les grosses boules, qu’ils déplaçaient pour faire leurs calculs, étaient lisses et brillantes à force d’avoir servi. Tout au fond, une petite porte menait à l’antichambre où j’avais attendu lors de ma première visite. Ève et le serpent continuaient à folâtrer gaiement. Plus loin encore, la porte menant au saint des saints était ouverte. Au mur du fond, je vis briller la lumière que j’avais aperçue depuis la cour.
Borgia était assis à son bureau. Ou plutôt, il était bien calé dans son fauteuil, le visage dans la pénombre. L’espace d’un instant, je crus qu’il s’était endormi. Si cela avait été le cas, je ne l’aurais pas dérangé – simple considération d’une insomniaque envers un autre. Mais au moment où je songeais à me retirer, il remua.
— Te voilà enfin, lança-t-il comme s’il m’attendait.
Borgia étant ce qu’il était, c’était peut-être bien le cas.
Le Cardinal avait troqué sa robe contre un pantalon et une chemise amples. Lorsqu’il se redressa, les rides autour de ses yeux et de sa bouche me parurent plus creusées que d’habitude. Pour une fois il faisait son âge, ou tout au moins s’en approchait.
— Petrocchio est-il bien reparti ?
Peut-être cette question vous interpellera-t-elle, mais Borgia savait par trop le rôle que jouent les apparences lorsqu’il s’agit d’obtenir, puis de conserver le pouvoir. À ce titre, il avait une grande estime pour le Maestro.
— Oui, répondis-je. Il était soulagé de voir que tout s’était bien passé.
— J’ai trouvé, moi aussi, renchérit Borgia. Et toi, qu’en dis-tu ?
Je fis quelques pas vers lui. Une fiasque de vin et deux coupes étaient posées sur le bureau. L’une des coupes était à moitié vide : je ne savais pas qu’il buvait en solitaire, mais assurément ce n’était pas le seul aspect de sa personnalité qui m’échappait.
— Vous savez ce que j’en pense, fis-je. Pourquoi Morozzi était-il ici ?
Borgia partit d’un petit rire sec et se pencha en avant, posant ses coudes sur le bureau. Puis il se mit à scruter un recoin sombre de la pièce, comme s’il allait y trouver une réponse à ses questions.
— J’imagine que je l’ai invité. C’est certainement cela, non ?
— Auriez-vous perdu la tête ?
Je vous l’accorde, ce n’était pas exactement la plus diplomatique des entrées en matière. Mais c’était ce que je ressentais en cet instant-là, épuisée comme je l’étais après tout ce qui s’était passé et bien trop consciente du danger qui rôdait toujours autour de nous.
— Pour autant que je le sache, non, répliqua Borgia d’un ton bien plus clément que je ne le méritais. Comme s’il n’avait pas déjà été suffisamment magnanime avec moi, il me désigna d’un geste le fauteuil en face de lui.
— Assieds-toi, Francesca.
Enhardie par son indulgence et sentant monter en moi une bouffée d’affection inattendue, je lui obéis. Tous mes griefs, qui couvaient depuis le moment où j’avais vu le prêtre fou se tenir à l’entrée de la tente, si dangereusement près de l’homme que j’étais censée protéger, se déversèrent en un flot continu.
— Je suis votre empoisonneuse, oui ou non ? lui lançai-je avec grand sérieux. Vous me faites confiance pour votre sécurité, oui ou non ? Inviter Morozzi ici sans même m’en avertir… (Je secouai la tête.) Bon sang, mais pourquoi agir ainsi ? J’ai vraiment du mal à vous suivre.
Borgia indiqua d’un geste de la main les livres qui remplissaient les étagères sur toute la longueur d’un mur de son bureau, du sol au plafond. La plupart étaient des manuscrits sur parchemin, certains datant de plusieurs siècles. D’autres étaient les produits des nouvelles presses à imprimer, qui depuis peu semblaient faire leur apparition un peu partout. C’était un grand amoureux des livres, bien qu’il ait rarement le temps de lire autant qu’il l’aurait voulu.
— Que nous dit Térence, déjà ? « Auribus tenere
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