Galaad et le Roi Pêcheur
tentation de la matière. Admis en présence sinon à proximité du Graal, il est réduit au rôle de témoin privilégié, rôle, après tout, plutôt flatteur.
Restent Gauvain et Perceval, les plus attachants sans doute des quêteurs du Graal, parce que les plus humains , les plus disponibles aussi. Gauvain, qui paraît d’ailleurs bien être, si l’on en croit la version galloise du Peredur , le héros de la quête primitive (une histoire de vengeance par le sang), se caractérise par l’audace, la ténacité et la bonne volonté ; mais son orgueil l’égare bien souvent, ne serait-ce qu’en le faisant tomber dans tous les pièges tendus par les « pucelles » innombrables qui se disent amoureuses de lui. De plus, en tant qu’héritier présomptif d’Arthur, Gauvain veut avec une sorte de rage être le premier, être celui qui trouvera le secret. Or, il semble bien qu’en s’acharnant à trouver, on ne découvre rien. C’est la leçon qu’il faut tirer de l’échec de Gauvain.
Il en va tout autrement de Perceval. Son caractère dominant est la naïveté, doublée d’une capacité d’« émerveillement » qui l’empêche d’ailleurs de bien comprendre ce qu’il voit. Mais il est vrai qu’il ne cherche rien de précis : il erre au hasard, se nourrissant de visions inattendues dont la plénitude semble le satisfaire. D’où les échecs en série qui caractérisent ses premières expériences mais constituent autant d’étapes initiatiques. Il franchit allégrement celles-ci, sans s’en rendre compte, et ce jusqu’au jour où, de sensible, pour ne pas dire sensuelle, la révélation devient consciente. Alors se dessine un second Perceval, produit du premier, mais mûri, lucide et désormais capable d’aller vers un but précis. Malheureusement, sa naïveté lui a fait oublier – ou ne plus reconnaître – le chemin qui mène au château du Roi Pêcheur.
Car il y a un étrange paradoxe dans tout le Cycle du Graal : le Roi Pêcheur est bien connu de tous, il vient parfois à la cour du roi Arthur, et de nombreux chevaliers sont passés par Corbénic. En fait, chacun sait où se trouve Corbénic et quels sont les domaines de Pellès, mais tout se passe comme si les uns n’y avaient rien vu, comme si les autres hésitaient à pénétrer dans ce royaume désolé et stérile. Là réside l’ambiguïté fondamentale de ce royaume du Graal, qui est à la fois une terre bien réelle, soumise à la suzeraineté d’Arthur dont le Roi Pêcheur est un simple vassal, mais également une « Terre Foraine », au sens strict du terme, c’est-à-dire étrangère, où les lois et les coutumes du royaume arthurien n’ont plus cours. Les domaines du Roi Pêcheur appartiennent en effet à cet « Autre Monde » celtique, qui ressemble à ce monde-ci tout en en différant et où l’on ne peut pénétrer qu’à certaines conditions. Toute la vieille mythologie celtique se cristallise ici, et il n’est pas jusqu’au Roi Pêcheur lui-même qui n’adopte l’allure d’une divinité des temps druidiques. Un texte médiéval français qui, quoique postérieur à Chrétien de Troyes, se présente comme un prologue du Conte du Graal , affirme que Pellès, le Riche Roi Pêcheur, a le don de « nigromancie » et de métamorphose. En somme, il serait une sorte de Protée, fuyant sans cesse ceux qui le traquent et les déroutant chaque fois que cela paraît nécessaire. Son prototype gallois porte d’ailleurs un nom révélateur, Pwyll Penn Annwfn, c’est-à-dire Pwyll, chef de l’Abîme, cet Abîme originel, donc l’Autre Monde, d’où les Celtes, selon la doctrine druidique rapportée par César, sont tous originaires. Mieux encore, son prototype gaélique, Cûroi mac Daeré, lui-même possesseur d’un chaudron magique, première ébauche du Graal , est une divinité d’en-bas, capable de modifier sans cesse l’aspect sous lequel elle apparaît.
Ce qui rend la compréhension du personnage encore plus malaisée, c’est son dédoublement dans les textes les plus récents. La version dite cistercienne distingue Pellès, le Roi Pêcheur proprement dit, et son père Mordrain, le« Roi Méhaigné », c’est-à-dire le « blessé ». Mais « Mordrain » est le nom de baptême d’un ancien roi païen qu’on appelait Évallach, ou Avallach. Or, Avallach est le nom gallois d’Avalon, l’île merveilleuse où, quelque part à l’ouest du monde, les pommiers ( avallach ) portent toujours
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