Galaad et le Roi Pêcheur
exactement comme si Jésus était considéré, du moins dans les données légendaires, comme le héros qui vient venger l’humanité frappée de malédiction et rendre au royaume la prospérité et la vitalité perdues. À cet égard, la façon dont le Roi Pêcheur est guéri est exemplaire : il suffit en effet que Galaad place le fer de la Lance qui saigne sur la plaie dont souffre le roi pour que celle-ci se referme immédiatement. Le cycle est accompli, et c’est la lance responsable du « coup douloureux » qui opère la guérison. Encore fallait-il pour ce faire que le héros eût d’abord compris le sens profond de sa mission.
Car l’errance ne suffit pas : comme dans toute initiation, les étapes franchies sont autant de seuils vers l’illumination intérieure. Et c’est ainsi que, de simple histoire de vengeance par le sang à l’origine, la quête du Graal devient un drame qui se joue sur le plan universel, cosmique même, un drame liturgique donc, dont les officiants sont les chevaliers d’Arthur propulsés par les avertissements de Merlin vers les domaines incompréhensibles du Roi Pêcheur polymorphe.
Confondre avec celle dont souffre le royaume la blessure du roi symbolise tout simplement les maux dont souffre l’univers : c’est le monde entier qui est atteint, et nulle harmonie ne peut être que la blessure ne soit guérie. Il s’agit d’une blessure métaphysique, voire mystique. Prisonnier de la matière, le Graal est dans l’ombre ou, pour utiliser un autre symbolisme, le Dragon des Profondeurs s’est hissé trop haut pour que l’Archange de Lumière parvienne sans peine à le contenir. Il appartient donc aux humains d’aider l’Archange à repousser le Dragon vers les profondeurs de la terre et à permettre à la lumière qui émane du Graal de rayonner sur l’univers. Voilà le but assigné aux chevaliers de la Table Ronde, et ce depuis les temps où, ayant institué celle-ci, Merlin l’a confiée à des rois terrestres comme Uther ou Arthur.
Or donc voici que, les prodiges annoncés ayant eu lieu, chacun va quitter – peut-être sans retour – la cour d’Arthur et s’engager dans les sentiers entre tous ténébreux. Ceux-là mêmes qui, tels Lancelot, Gauvain, Bohort et Perceval, sont déjà allés à Corbénic, partiront aussi, tant les tenaille l’espoir de résoudre l’énigme naguère entrevue, et dussent-ils se douter (les deux premiers du moins) que leur tentative sera vaine, une fois de plus. De fait, tous sont appelés. Tous doivent, sous peine de perdre leur honneur, accepter le destin mis en place par Merlin. Une terrible fatalité, dirait-on, pèse sur la société idéale qu’est la Table Ronde, et ce bien qu’y règne le libre arbitre.
Là n’est pas le moindre paradoxe en l’occurrence, puisqu’on sait pertinemment qu’un seul réussira l’épreuve définitive et qu’il est même désigné d’avance. La quasi-totalité des versions réserve cet honneur à Perceval. Rien de plus logique, puisque c’est lui qui accomplit la vengeance en tant que fils de la sœur du Roi Pêcheur, donc héritier présomptif de celui-ci dans l’antique coutume celtique. Il appartient à une lignée royale, même s’il l’ignorait en se lançant dans les aventures. Ainsi tout se déroule-t-il comme en fonction d’un rituel bien établi, du reste conforme aux traditions celtiques du choix, puis de l’intronisation du roi. Sur la colline de Tara, lieu sacré entre tous, centre symbolique de l’Irlande, la Pierre de Fâl criait lorsqu’un futur roi d’Irlande y prenait place. Lorsque le héros du Graal s’assied sur le Siège Périlleux, une voix se fait entendre pour l’en approuver et confirmer qu’il est le prédestiné. Perceval a bel et bien été choisi par Dieu (ou les dieux ?) pour devenir le Roi du Graal.
Une seule version écarte Perceval de ce rôle, du moins en apparence, la Quête du saint Graal , l’une des composantes du cycle en prose du XIII e siècle inspiré par les cisterciens et attribuée – à tort – à Gautier Map. Il est probable que, pour rédiger cette version très christianisée, l’auteur ait été effrayé par le paganisme encore trop visible du personnage de Perceval. Au lieu de l’éliminer complètement, il a transféré sa charge à un autre personnage conçu tout spécialement à cet effet, quoique annoncé de longue date dans les premiers épisodes du cycle, Galaad, fils de Lancelot du Lac et de la fille du
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